Suivre les activités des adeptes des Frères musulmans (FM) en Europe n’a jamais été une sinécure. Leur affiliation est rarement claire et visible pour tous ; elle se cache sous des couches d’œuvres caritatives et d’activités d’ONG, et est souvent voilée sous la solidarité avec le peuple palestinien, une expression accrocheuse qui ne manque jamais d’attirer l’attention, ravir les cœurs et faire sortir le chéquier des donateurs parmi les musulmans d’Europe.
Certaines de ces personnalités sont faciles à identifier, comme le cheikh Abdul-Aziz al-Khodri, un célèbre prédicateur de la mosquée azérie de Berlin. Il possède une chaîne YouTube et une page officielle sur Facebook, touchant des millions de personnes en arabe et en allemand. Nous avons également Sheikh Khodr Abdul Moti, une autre célébrité de Facebook qui met en ligne ses sermons, répond aux questions des fidèles et sert de coordonnateur du Conseil européen des imams. [1]
Khodri et Abdul Moti sont tous les deux membres de « l’égyptienne », c’est-à-dire la branche-mère de la confrérie des Frères musulmans, active au sein du Conseil central des musulmans en Allemagne. En 2012, Abdul Moti a eu l’insigne honneur d’être nommé délégué (wakil) par Mohammad Morsi. A ce titre, il était chargé de superviser, entre autres, au sein de la communauté égyptienne immigrée dans ce pays, le scrutin présidentiel qui a conduit à la victoire de Morsi. [2] Abdul Moti contrôle un vaste et impressionnant réseau au sein de la communauté musulmane allemande, réparti entre 511 mosquées, 1 091 classes de mosquées et trente ONG actives. [3] En 2016, il a fait convertir à l’islam, le premier jour de l’Aïd al-Fitr (fête marquant la fin du jeûne du mois de ramadan), un éminent journaliste allemand, Martin Legeune. Ce fut un événement largement médiatisé par les Frères musulmans comme étant la preuve de l’influence du cheikh Abdul Moti, même parmi les non-croyants. [4]
La connexion avec le Liban
Khodri et Abdul Moti sont des clercs enturbannés, mais ils prêchent depuis les chaires de mosquées. Ils n’essaient même pas de dissimuler leurs affiliations et objectifs politiques. La situation se complique lorsqu’on a affaire à des personnalités comme Khaled al-Daher, qui porte un costume-cravate, apparaît régulièrement sur des chaînes de télévision laïques et fréquente des personnalités occidentalisées comme le Premier ministre libanais Saad al-Hariri, qui a même été brièvement membre de son Courant du futur. [5] Mais sous cette façade, al-Daher est un islamiste dans l’âme, affilié au Groupe islamique (al-Jama’a al-Islamiyya), une ramification libanaise des Frères musulmans égyptiens. Selon son propre témoignage, il a rejoint le groupe en 1975, onze ans après sa création au Liban. [6] Al-Daher a gravi les échelons hiérarchiques de ce groupe, devenant ainsi membre de son bureau politique et de son conseil de la Choura (une sorte d’organe central du groupe).
Il a accédé au Parlement libanais en 1996 en tant que député. Il a échoué lors des élections législatives de 2000, qu’il a perdues sous l’étiquette d’indépendant, avant de revenir au pouvoir en tant que protégé de Hariri en 2009. [7] Al-Daher était actif dans les camps palestiniens au Liban, par l’intermédiaire desquels il envoyait de l’argent à des groupes caritatifs musulmans en Europe. Avant le 11 septembre 2001, ce n’était pas trop difficile, surtout pour un parlementaire arabe bien branché tant au niveau régional qu’international. Bien qu’il soit actuellement hors fonction, al-Daher demeure actif dans la vie politique libanaise et essaierait d’établir un ancrage turc dans le nord du Liban, où le militantisme sunnite est le plus fort dans le pays du cèdre — l’environnement parfait pour que le président turc Recep Tayyip Erdogan établisse encore un autre fief au Moyen-Orient.
Autres personnalités très méconnues
Le suivi devient encore plus difficile avec des personnalités comme Mohammad Mishinch, chef de l’Association turque pour la solidarité avec la Palestine, qui n’est ni un religieux enturbanné comme Moti, ni un prédicateur comme Khodri, encore moins un homme politique comme al-Daher. Il s’agit plutôt d’un lobbyiste et d’un collecteur de fonds. Né en Irak en 1972, Mishinch n’est pas non plus basé en Europe, mais est actif dans la canalisation de l’argent de personnalités comme Moti et Khodri vers le Hamas à Gaza. Au cours des deux dernières semaines, Mishinch a énergiquement soutenu les prochaines élections parlementaires palestiniennes, convoquées par le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas en janvier dernier. Mishinch jouera probablement un rôle plus actif dans la collecte de fonds et leur acheminement vers la direction du Hamas, qui prévoit de se présenter aux élections lorsqu’une date sera fixée, dans l’espoir de déborder ses opposants de longue date au Fateh (mouvement politique palestinien du président Mahmoud Abbas).
Quant aux grands noms, nous avons Majed al-Zeer, Adel Abdullah et Amin Abu Rashed, trois poids lourds européens qui mènent la danse.
Majed al-Zeer
Majed al-Zeer est le visage public de la rue islamique palestinienne à Londres, où il est président du Centre de retour palestinien (PRC), une organisation très en vue, fondée en 1988. Sur le papier, il informe régulièrement les députés britanniques sur les affaires palestiniennes, s’exprime contre les actions israéliennes et organise des événements sur le « droit au retour ».
Ses activités n’ont rien d’illégal et son organisation a donc pu bénéficier du statut consultatif auprès des Nations Unies, un statut pour lequel elle s’est battue depuis 2011 et qu’elle a finalement obtenu en 2015. [8] Un an plus tard, al-Zeer a été élu président de la Fondation des Palestiniens en Europe lors d’élections tenues à Vienne. Il a reçu le soutien total de 29 organisations palestiniennes réparties dans tout le monde musulman, ce qui accroît son prestige et son influence. [9]
Né à Bethléem en décembre 1962, al-Zeer a fui la Palestine avec sa famille vers la Jordanie pendant la guerre de 1967. Il a obtenu la nationalité jordanienne, qu’il détient toujours, en plus de sa nationalité britannique, obtenue après s’être installé au Royaume-Uni dans les années 1990. [10] En octobre 2013, il s’est vu refuser l’entrée en Jordanie, apparemment en raison de son affiliation au Hamas, où il prévoyait d’assister à une conférence sur le droit au retour et de rencontrer le Premier ministre Abdullah Ansour. [11] Ses partisans affirment que l’interdiction jordanienne est due à un tuyau de sécurité d’Israël, qui l’a inscrit sur sa liste de « personnes recherchées ».
En décembre 2010, le ministère de la défense israélien a déclaré l’organisation d’al-Zeer « illégale » en raison de son affiliation au Hamas. [12] Israël a déclaré que le PRC était « impliqué dans l’initiation et l’organisation d’activités radicales et violentes contre Israël », ajoutant que al-Zeer était en contact avec les dirigeants du Hamas basés à l’époque à Damas et à Gaza. [13] Ce n’était pourtant pas un secret, surtout après la publication en ligne d’une photo d’al-Zeer, le montrant lors d’une conférence à Damas en 2008 avec Khaled Meshaal, alors à la tête du Bureau politique du Hamas.
La désignation du PRC de « terroriste », par Israël, s’appuyait aussi sur l’accueil en 2009, par vidéoconférence, d’Ismaïl Haniyeh, chef du Hamas palestinien. [14] A plusieurs reprises, al-Zeer a refusé d’admettre les accusations d’affiliation au Hamas, justifiant la décision d’accueillir Haniyeh sous couvert du fait que ce dernier était Premier ministre de la Palestine (ou du moins une partie de la Palestine ; Gaza étant dirigée par le Hamas). Lorsque Haniyeh lui a téléphoné pour le féliciter de son statut à l’ONU en 2015, le bureau d’al-Zeer a publié une déclaration, niant qu’un tel appel téléphonique ait eu lieu. [15]
Tel-Aviv a ensuite fait une « déclaration de terrorisme », contre al-Zeer, auprès de World-Check, un service de renseignement financier propriété de Thompson Reuters, ce qui a incité HSBC à fermer ses comptes bancaires et ceux du PRC. [16] Il a rapidement transféré le compte à la Metro Bank, avant qu’il ne fût lui aussi fermé en raison de l’appellation terroriste. Al-Zeer a poursuivi Thompson Reuters en justice, a gagné l’affaire et fait retirer son nom en janvier 2019. [17] Il a également reçu 13 000 dollars de dommages et intérêts, plus les frais de justice. [18]
Adel Abdullah
Des accusations de terrorisme similaires ont été portées contre l’Association islamique palestinienne à Vienne et son chef, Adel Abdullah, qui est également secrétaire général de la Conférence des Palestiniens d’Europe. Tous les deux ont ainsi été traduits en justice pour ce qui était considéré comme des activités terroristes, avant d’être acquitté par la justice autrichienne en 2008. Abdullah, également considéré comme un affilié du Hamas, a même été reçu en audience par le président autrichien Heinz Fischer. [19] La photo de lui et Fischer est devenue virale sur les réseaux sociaux palestiniens, témoignage, semblait-il à l’époque, de son « innocence » de toute connexion avec le Hamas.
En fait, Abdullah semble si disculpé qu’en janvier 2009, son organisation a co-organisé un événement avec le ministère autrichien de la Justice, soutenant les Palestiniens de Gaza, qui se trouvaient vivre sous le régime du Hamas. [20] Un an plus tard, il a été accueilli à Vienne lors d’une convention des Nations Unies, consacrée à la société civile palestinienne, puis il a organisé une conférence à Berlin pour soutenir les Palestiniens bloqués au camp de Yarmouk en Syrie. Plusieurs d’entre eux étaient des civils, mais d’autres étaient des militants affiliés au Hamas, armés par le Qatar et la Turquie pour abattre l’armée syrienne en 2011. Adel Abdullah a participé à l’événement de Vienne en tant que membre du Centre de retour de Londres et non en sa qualité de dirigeant du groupe basé à Vienne. [21]
Cependant, neuf ans plus tard, Abdullah s’est présenté à Gaza, aux côtés d’Ismaïl Haniyeh, liquidant ainsi le déni qu’il avait obtenu du système judiciaire autrichien.
Amin Abu Rashid
Né en 1966, Abu Rashid possède la double nationalité palestinienne et néerlandaise. Il s’est fait connaître par son militantisme au sein du mouvement de la flottille de la liberté qui visait à briser le siège de Gaza en 2011, une idée d’Erdogan. Cette campagne a été entièrement coordonnée par le Hamas, soulignaient les médias israéliens. Abu Rashid a organisé le financement du voyage et l’achat de la flottille, en plus de la formation de son équipage en Grèce. [22] Le ministre israélien des Affaires publiques, Yuli Edelstein, l’a décrit comme un « membre du Hamas » qui est connu pour « collecter des fonds pour les opérations terroristes du Hamas ». [23] Il a été membre de la Fondation Al-Aqsa à Rotterdam, avant de devenir, plus tard, secrétaire général du Forum populaire aux Pays-Bas.
Conclusion
L’identification des membres et des affiliés des Frères musulmans en Europe est une tâche granulaire en raison des efforts considérables déployés par le mouvement pour dissimuler ses activités. C’est aussi une tâche dans laquelle les systèmes juridiques de l’Europe se sont avérés inadéquats pour à la fois de bonnes et de mauvaises raisons, liées à la culture politique des États libéraux.
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Références
[1] Mubarak, Mohammad. ‘Al-Alman Yakhsoun al-Ikhwan,’ Akhbar al-Khaleej: http://akhbar-alkhaleej.com/news/article/1106618
[2] Sheikh, Walid. ‘Almaniya: Abu al-Futouh 39.3% min aswat al-nakhibeen, Sabahi 29%, Morsi 12%,’ Al-Masri al-Yawm – May 18, 2012 – : https://www.almasryalyoum.com/news/details/179545
[3] ‘Al-Ikhwan Tataghalgal fi Almaniya’ al-Bawaba News – December 26, 2017 – : https://www.albawabhnews.com/2866261
[4] ‘Prominent German journalist Martin Legeune converts to Islam,’ Muslim Mirror – July 7, 2016 – : http://muslimmirror.com/eng/video-prominent-german-journalist-martin-lejeune-converts-to-islam-on-eid-ui-fitr/
‘Awdet al-Jamaa al-Islamiya’ al-Modon – August 8, 2015 – : https://www.almodon.com/politics/2015/8/8/%d8%b9%d9%88%d8%af%d8%a9-%d8%a7%d9%84%d8%ac%d9%85%d8%a7%d8%b9%d8%a9-%d8%a7%d9%84%d8%a5%d8%b3%d9%84%d8%a7%d9%85%d9%8a%d8%a9-%d9%84%d8%b3%d9%86%d8%a7-%d8%aa%d8%ad%d8%aa-%d8%b9%d8%a8%d8%a7%d8%a1%d8%a9-%d8%a7%d9%84%d9%85%d8%b3%d8%aa%d9%82%d8%a8%d9%84
[6] Qassem Agha, Nada. ‘Al-Naib Khaled al-Daher: Hazihi Sirat al-Bidayat,’ Attamaddoun newspaper – April 4, 2018 – : https://www.attamaddon.com/2018/04/article-2903.html
[7] ‘Al-Jamaa al-Islamiya fi Lubnan,’ Al-Jazeera Studies Center – April 12, 2017 – : https://studies.aljazeera.net/ar/bookrevision/2017/04/1975-2000-170412105419784.html
[8] ‘Press Statement: PRC ECOSOC NGO Consultative status is a recognition of Palestinian Refugees Right of Return’ Palestinian Return Center – July 21, 2015 – : https://prc.org.uk/en/post/3435/press-statment-prc-ecosoc-ngo-consultative-status-is-a-%20%20recognition-of-palestinian-refugees-right-of-return
[9] ‘Majed al-Zeer raisan li Moutamar Filastiniye Auroba,’ Al-Majd – 20 October 2016 – : shorturl.at/jkGLO
[10] Al-Ayasra, Omar. ‘Majed al-Zeer: Man Yamlok hak Man’ouh,’ Jo 24 – November 13, 2013 – : https://jo24.net/article/51201
[11] ‘Al-Amn yamna’ Majez al-Zeer min dukhoul al-Urdun,’ Al-Madina al-Ikhbariya – October 9, 2013 – : shorturl.at/rJLN96
[12] Oborne, Peter. ‘Thompson Reuters was wrong to designate the Palestinian Return Center as a terrorist,’ Middle East Eye – 5 March 2018 – : https://www.middleeasteye.net/opinion/thomson-reuters-world-check-was-wrong-designate-palestinian-return-centre-terrorist
[13] European Hamas Affiliate Deemed Illegal by Minister of Defense,’ Israeli Defense Forces – December 27, 2010 – : https://web.archive.org/web/20110328124945/http:/dover.idf.il/IDF/English/News/today/10/12/2703.htm
[14] Oborne, Peter. ‘Thompson Reuters was wrong to designate the Palestinian Return Center as a terrorist,’ Middle East Eye – 5 March 2018 – : https://www.middleeasteye.net/opinion/thomson-reuters-world-check-was-wrong-designate-palestinian-return-centre-terrorist
[15] Charbonneau, Louis. ‘Palestinian NGO denies Hamas ties, threatens Israel with legal action,’ Reuters – June 3, 2015 – : https://www.reuters.com/article/israel-palestinians-group-un/palestinian-ngo-denies-hamas-ties-threatens-israel-with-legal-action-idINKBN0OI29P20150603
[16] Oborne, Peter. ‘Thompson Reuters was wrong to designate the Palestinian Return Center as a terrorist,’ Middle East Eye – 5 March 2018 – : https://www.middleeasteye.net/opinion/thomson-reuters-world-check-was-wrong-designate-palestinian-return-centre-terrorist
[17] Oborne, Peter. ‘Why Majed al-Zeer’s case against World-Check matters,’ Middle East Eye – January 21, 2019 – : https://www.middleeasteye.net/opinion/why-majed-al-zeers-case-against-world-check-matters
[18] Thomas Johnson, Amandla. ‘Leading Palestinian activist wins payout after terror blacklist,’ Al-Jazeera – January 22, 2019 – : https://www.aljazeera.com/news/2019/1/22/leading-palestinian-activist-wins-payout-after-terror-blacklist
[19] ‘Al-Qadaa al-Namsawi yubare’e Rabitat Filastine min tuham daem al-irhab,’ WAM – December 8, 2008 – : http://wam.ae/ar/details/1395236249412
[20] ‘Support Gaza Festival held in Vienna,’ International Quran Agency – January 12, 2009 – : https://iqna.ir/en/news/1730069/support-gaza-festival-held-in-vienna
[21] ‘The Question of Palestine: United Nations meeting of civil society in support of the Palestinian people,’ United Nations website – March 26, 2010 – : https://www.un.org/unispal/document/auto-insert-200130/
[22] ‘Hamas leader is brain behind Dutch flotilla’ Jerusalem Post – June 30, 2011 – : https://www.jpost.com/International/Hamas-leader-is-brain-behind-Dutch-flotilla
[23] Hamas leader is brain behind Dutch flotilla’ Jerusalem Post – June 30, 2011 – : https://www.jpost.com/International/Hamas-leader-is-brain-behind-Dutch-flotilla