Introduction
Ce livre met en lumière quinze textes officiels des dirigeants les plus influents du Mouvement de l’État islamique (MEI), du texte d’Abu Musab al-Zarqawi publié en 1994 au dernier discours d’Abu Bakr al-Baghdadi avant sa mort fin 2019. Les textes ont été pour la plupart transcrits, analysés et contextualisés. Le livre est extrêmement riche en détail lorsqu’il récapitule les événements. En outre, la stratégie, la doctrine et la méthode — initialement établies par al-Zarqawi — ont été réadaptées et recontextualisées à plusieurs reprises par les dirigeants successifs du MEI.
En observant le cycle de vie du mouvement, un schéma clair émerge. Au cours de la période initiale, le groupe se concentre sur son établissement. Ensuite, il s’efforce à se maintenir. Enfin, il se développe et retourne à la première phase, celle de l’établissement.
Le livre fait un excellent travail de documentation sur la résilience dont le MEI a fait preuve dans les moments difficiles. Il a été capable de résister à de multiples défis et ennemis tout en restant fidèle à sa méthode de violence brutale qui semble calibrée pour atteindre des objectifs spécifiques. Pour vaincre le MEI, il faut commencer par comprendre véritablement les concepts relayés dans le livre par les auteurs.
La naissance du Mouvement de l’État islamique (MEI) — une nouvelle ramification du salafi-jihadisme
La première partie du livre aborde la stratégie et la doctrine du MEI dirigées par al-Zarqawi et la façon dont le groupe a été créé. Les auteurs notent que de nombreux universitaires pensent que le MEI a été fondée en 2013-2014. Cependant, il a en fait été fondé à la fin des années 1990 dans un camp en Afghanistan où al-Zarqawi a accueilli des combattants déplacés et des familles du Levant (région qui comprend le Liban, la Syrie, la Palestine et la Jordanie). En 2002, les forces américaines ont éjecté ces combattants d’Afghanistan et al-Zarqawi les a conduits dans la région kurde d’Irak. Là, ils ont été accueillis par un groupe de salafi-jihadistes et al-Zarqawi a travaillé pour établir un réseau dans toute la partie arabe sunnite de l’Irak et de la Syrie. En Irak, al-Zarqawi a poursuivi ses efforts même après l’invasion, en 2003, de l’Irak par les États-Unis. Au cours de l’été 2003, son groupe, connu à l’époque sous le nom de Tawhid wal-Jihad (unicité et jihad), a lancé ses premières attaques qui ont visé les Nations Unies, l’ambassade de Jordanie à Bagdad et la mosquée Imam Ali à Najaf.
L’objectif révolutionnaire initial du groupe d’al-Zarqawi était de remplacer le gouvernement national par un État influencé par le salafisme et dirigé selon la Sunnah (paroles et gestes) du prophète Mohammad. Non seulement le MEI a dû affronter les troupes américaines, mais il a également dû combattre les baasistes qui tentaient de se réorganiser, des groupes islamistes rivaux et un gouvernement irakien en perte de vitesse. Les auteurs notent qu’à cette époque, le MEI avait cinq objectifs principaux :
- Frustrer et affaiblir le gouvernement et ses forces de sécurité
- Recruter des combattants dans les groupes jihadistes rivaux
- Favoriser le sentiment d’aliénation des sunnites
- Provoquer une réaction des milices chiites
- Convaincre les États-Unis de se retirer d’Irak
Pour atteindre ces objectifs, les forces d’al-Zarqawi se sont concentrées sur des attaques à haute visibilité contre des cibles symboliques en utilisant des kamikazes guidés avec précision et des opérations spéciales qui ont attiré l’attention des médias et gagné en popularité parmi ceux qui ont résisté à l’occupation américaine.
En 1994, al-Zarqawi s’est fait connaître en critiquant ouvertement le régime laïque jordanien. Dans une lettre intitulée Dépôt d’un captif : Ô mon peuple, pourquoi je vous appelle au salut et vous m’appelez en enfer, il s’insurge contre le système démocratique et les lois créées par l’homme. Il écrit :
« Il est clair que vous réclamez la démocratie — une religion moderne hérétique. Vous tuez des gens, permettez l’alcool, l’adultère et la corruption, tout cela au nom de la démocratie. Au nom de cette démocratie hérétique, vous jetez les gens en masse derrière les barreaux. Ces personnes ont été accusées de beaucoup de choses, y compris de “discours offensant”. Toute personne qui s’oppose à vos actes répréhensibles est punie pour “discours offensant” contre le régime et ses mauvais partisans. Que signifie “discours offensant” selon vos lois ? … Le fait d’énoncer les lois et les règles d’Allah, telles que révélées dans le Coran, est-il considéré comme un “discours offensant” en vertu de vos lois créées par l’homme ? »
La doctrine d’Al-Zarqawi — considérée comme une nouvelle ramification du salafi-jihadisme — est devenue célèbre sous le nom de zarqawisme. Elle était plus pure idéologiquement que l’équilibre pragmatique d’Abu Muhammad al-Maqdisi. En 2004, le zarqawisme a encore durci sa position idéologique et stratégique, comme en témoigne une lettre envoyée par al-Zarqawi aux dirigeants d’Al-Qaïda. Dans cette lettre, Musab al-Zarqawi fait une évaluation stratégique de l’Irak où il présente une campagne claire visant à alimenter un soulèvement sunnite en fusionnant les activités politiques, militaires et informationnelles. Son intention était de déclencher une guerre sunnite-chiite en exerçant une violence extrême contre les chiites dans l’espoir qu’ils riposteraient, ce qui inciterait davantage la population sunnite à réagir.
Le groupe d’al-Zarqawi a lancé deux batailles à Falloujah d’avril à mai 2004, puis plus tard en octobre, ce qui a entraîné un boom du recrutement et un afflux de combattants étrangers. Al-Qaïda a accepté que Tawhid wal-Jihad devienne sa filiale en Irak, ce qui a permis au groupe de se faire connaître sur la scène internationale et le nom du groupe a depuis été changé en Al-Qaïda en Irak (AQI). Après cela, une vague sans précédent d’opérations de suicide a été déclenchée.
La naissance de l’État islamique en Irak (EII)
La deuxième partie du livre examine les défis que le Mouvement de l’État islamique a rencontrés lors du soulèvement des Sahwa dominé par les sunnites en Irak. Le mouvement Sahwa a été déclaré en septembre 2006 par Abu Risha al-Rishawi, chef d’un petit groupe de tribus. Il a créé la force pour contrer les cellules de l’État islamique autour de l’Irak. Avec le soutien des États-Unis, les forces tribales Sahwa ont vaincu un commando de 100 combattants de l’État islamique hautement entraînés et lourdement équipés à Ramadi. Cela a marqué un tournant dans lequel le groupe est passé d’une vaste armée de guérilla qui contrôlait les villes, à une force en retraite qui a fui dans le désert afin de se regrouper.
Al-Zarqawi est mort le 7 juin 2006, avant le lancement du mouvement Sahwa. Le 12 octobre 2006, le groupe a annoncé la création de l’Alliance d’al-Mutayyabin, à laquelle se sont joints de nombreux groupes et tribus d’insurgés — appartenant notamment au Conseil de la Choura de Mujahidin. L’intention était de sublimer la proéminence d’Al-Qaïda, de promouvoir l’adhésion de plus petits groupes salafi-jihadistes et de faire passer l’allégeance des groupes tribaux à un nouvel État islamique. Trois jours plus tard, le groupe a été rebaptisé « État islamique en Irak » (EII).
La stratégie et la doctrine du nouvel État islamique durant cette période reflètent étroitement la doctrine du zarqawisme. En 2007, Abu Hamzah al-Muhajir a prononcé un discours intitulé Conseil pour les dirigeants et les soldats de l’État islamique. Le discours était étonnamment similaire aux textes doctrinaux attribués aux jihadistes comme Abd al-Aziz al-Muqrin, ainsi qu’à ceux de Carlos Marighella et Ernesto Guevara. Tout au long de ce texte, Abu Hamzah emprunte et s’appuie sur de nombreuses normes établies de longue date en matière de guerre symétrique et asymétrique, démontrant ainsi sa connaissance des principaux textes révolutionnaires. Il est intéressant de noter qu’il souligne également la nécessité d’une gestion de l’image.
Cependant, le manifeste le plus important et le plus influent pour la stratégie et la doctrine du groupe a été publié le 18 décembre 2009. Le mémorandum Fallujah ou Khouttah Istratigya li Ta’aziz al-Maoqif al-Siyasi al-Dawlat al-Islamiyah fi al-Iraq (un plan stratégique pour améliorer la position politique de l’État islamique d’Irak) est intervenu pendant une période sombre où le groupe a été lourdement battu par le mouvement Sahwa. Il a été divisé en cinq chapitres — chaque chapitre traitant d’un sujet différent. Le contenu des chapitres se concentre sur certains points fondamentaux :
- l’unification politique de tous les groupes salafi-jihadistes en Irak sous la bannière de l’EII pour combattre les forces d’occupation
- disperser des cellules clandestines à travers l’Irak, dans le but ultime d’obtenir l’hégémonie politique sur les sunnites irakiens
- étendre le contrôle et la domination de l’EII en gagnant la loyauté des chefs tribaux et en leur permettant de jouer un rôle dans la construction d’un État islamique en Irak
- préparer d’autres dirigeants potentiels qui pourraient prendre la place de l’émir s’il était tué
- l’État islamique pouvait travailler avec les minorités en Irak et leur offrir une protection en échange d’une alliance. Cela était légalement soutenu par les coutumes islamiques de taxation et de protection des citoyens non islamiques ou ahl al-dhimmi (les dhimmis).
L’essor de l’EI
En avril 2010, Abu Bakr al-Baghdadi a pris les rênes de l’EII. Les textes officiels et les messages vidéo diffusés pendant cette période portent sur la structure du califat, la façon de le commercialiser, le rôle des femmes et le rôle des médias. En janvier 2012, sous la direction d’Abu Muhammad al-Jawlani, Jabhat al-Nusra (JN) — une filiale d’Al-Qaïda — a été envoyé en Syrie pour y faire la guerre. Après environ un an, al-Baghdadi a prononcé un discours intitulé Donner de bonnes nouvelles aux croyants — la déclaration de l’État islamique en Irak et al-Sham, dans lequel il a annoncé que JN fonctionnait comme une extension de l’EII en Syrie. Il unifie les deux groupes sous un nouveau nom de groupe, al-Dawla al-Islamiyya fi al-Iraq wa al-Sham (Daesh est le mot abrégé du groupe en arabe), qui, traduit en français, devient l’État islamique en Irak et au Levant (EI).
Le discours a mis en colère le chef d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, qui ne voulait pas renoncer au contrôle de JN. Il a tenté de rétablir le nom et l’affiliation de JN à son groupe. Le différend se poursuit et une guerre de propagande de type « tac au tac » s’ensuit entre les deux groupes, ce qui conduit à la violence et à la séparation. Le 2 février 2014, AQ s’est formellement dissocié de l’EI. Ainsi, le 29 juin 2014, le porte-parole de l’EI, Abu Muhammad al-Adnani, a annoncé que son groupe s’appellerait désormais État islamique (EI), qu’un califat avait été créé et qu’al-Baghdadi en était le calife (dirigeant). Le même jour, l’EI a publié une vidéo puissante et symbolique dans laquelle al-Adnani et Abu Omar al-Shishani — le commandant de l’EI en Syrie — ont rasé au bulldozer un mur de sable, correspondant au tracé des frontières entre l’Irak et la Syrie, tracé hérité de l’accord Sykes-Picot de 1916. Les deux hauts responsables de l’EI veulent ainsi signifier que les frontières entre les deux pays, imposées par le colonialisme, n’existent plus.
Le 1er juillet 2014, Al-Baghdadi a publié un message audio intitulé « Un message aux moudjahidin et à la Oummah musulmane en ce mois de Ramadan ». Dans ce message, il a annoncé une nouvelle ère dans laquelle « le monde a été divisé en deux camps et deux tranchées : le camp de l’islam et de la foi et le camp des kufr (infidélité) et de l’hypocrisie. Il déclare : “Ô musulmans de partout… Vous avez un État et une Khilafah (califat) alors précipitez-vous dans votre État”. Il affirme que dans cet État “l’arabe et le non-arabe, le blanc et le noir, l’oriental et l’occidental sont tous frères” et peuvent vivre ensemble sous la bannière de l’islam, il appelle tous les musulmans à rejoindre l’État islamique, en précisant que c’est obligatoire. Il a étendu son appel aux universitaires, aux juges, aux médecins, aux ingénieurs et aux personnes ayant une expertise militaire, administrative et de service.
Le 4 juillet 2014, un message vidéo intitulé “Couverture exclusive de la Khutbah (prêche) et de la prière du vendredi dans le Grand Masjid (grande mosquée) de Mossoul” a été diffusé à l’endroit où Al-Baghdadi est apparu pour la première fois au public. Dans les mois qui ont suivi, l’EI a consolidé et étendu ses gains territoriaux à travers la Syrie et l’Irak. Entre-temps, il a commencé à recevoir des promesses d’allégeance de la part de musulmans radicaux du monde entier. Pour contrer cette menace, les États-Unis ont formé une coalition avec des nations principalement occidentales et régionales en septembre 2014 — la Coalition mondiale contre Daesh. Fin 2015, la dynamique du groupe s’est arrêtée et la mi-2016 a marqué son déclin.
Le déclin de l’EI
Le 21 mai 2016, Abu Muhammad al-Adnani al-Shami a publié un discours intitulé Qu’ils vivent par la preuve où il admet que le mouvement était sur le point de sombrer. Cependant, il tient à faire remarquer que ce n’est pas parce que le groupe a perdu sa territorialité que l’EI est terminé. Il explique :
“En effet, la victoire est la défaite de son adversaire. Ou bien considérez-vous, ô Amérique, que la défaite est la perte d’une ville ou d’une terre ? … La véritable défaite est la perte de la volonté et du désir de se battre”.
La victoire — selon al-Adnani — signifiait rester fidèle à sa méthode (manhaj en arabe). Si les succès de l’EI ont des origines divines — a-t-il expliqué — les pertes sont la façon dont Allah teste les combattants (mujahidin en arabe). La définition occidentale du succès et de l’échec est radicalement différente de celle de la société de l’information, a-t-il noté.
Ensuite il décrit les efforts mondiaux visant à éliminer l’EI comme une guerre contre l’Islam. L’usage de la violence n’est pas seulement de la défense, mais peut être interprété comme le propre mandat de la responsabilité de protéger (R2P) de l’EI. Selon les auteurs, al-Adnani utiliserait la R2P et le principe de réciprocité pour justifier les attaques contre les civils en Occident. Il a chargé des musulmans vivant en Occident d’assumer cette tâche, en les positionnant comme des agents derrière les lignes ennemies. Cela a marqué un contraste frappant avec les discours précédents où les combattants étaient appelés à se rendre sur le territoire de l’EI. Maintenant que le califat territorial a pris fin, ses membres doivent changer de tactique et d’orientation et mener des attaques terroristes à l’échelle internationale.
En 2018, l’EI avait perdu 98 % de son territoire après quatre années de pressions intenses et incessantes de la part de la coalition anti-Daesh. Le 21 août 2018, Al-Baghdadi a prononcé un discours intitulé Et donnez de bonnes nouvelles à ceux qui sont patients. L’ambiance du discours était sombre et al-Baghdadi appelle les combattants de l’EI à rester patients, engagés et unifiés pendant cette période de “purification”. Il a souligné que ce n’est que pendant les périodes de tribulation que les vrais croyants sont séparés des prétendants, afin que les graines de la résurgence puissent être à nouveau semées. Seul un engagement inébranlable envers les objectifs du mouvement garantirait sa survie et son succès éventuel, a expliqué M. al-Baghdadi.
Le 29 avril 2019, al-Baghdadi a fait sa deuxième et dernière apparition en vidéo. Dans le discours intitulé Dans l’hospitalité d’Amir al-Mu’minin, il rassure les partisans et contrecarre les critiques au sein du groupe et dans le milieu jihadiste mondial plus large, affirmant qu’il reste le chef d’une insurrection de guérilla mondiale. Les auteurs du livre expliquent qu’al-Baghdadi se présentait comme un dirigeant engagé, très conscient des nuances stratégiques, organisationnelles et contextuelles de la campagne à venir. Six mois plus tard, il a été tué. Sa mort a ponctué une période dévastatrice pour l’EI.
Conclusion
Le successeur d’Al-Baghdadi, Abu Ibrahim al-Hashimi al-Quraishi, a pris les rênes pendant une période de profond déclin. Malheureusement, cet ouvrage n’aborde pas le passage du flambeau ni la suite des événements. Toutefois, les auteurs ont fait un travail sérieux pour fournir au lecteur une compréhension approfondie du Mouvement de l’État islamique. En analysant 15 textes marquants du MEI, les auteurs ont mis en lumière les principales caractéristiques du mouvement, notamment sa stratégie, sa doctrine et sa méthodologie. Les auteurs ont tout expliqué en utilisant des sources primaires, fournissant au lecteur de nombreux points de réflexion — à la fois en termes d’analyse stratégique et d’historique du MEI.