European Eye on Radicalization
Le statut de la Tunisie comme unique succès du «printemps arabe» est un statut qui a longtemps été fragile, et il est maintenant entré dans une nouvelle phase. Des manifestations massives ont éclaté depuis au moins janvier pour dénoncer la mauvaise gestion économique et la corruption du gouvernement islamiste dirigé par le Premier ministre Hicham Mechichi, soutenu par Ennahdha. Après des mois et des mois pendant lesquels Ennahdha n’a apporté aucune réponse, si ce n’est la brutalité, à la spirale du désordre, le dimanche 25 juillet, le président Kaïs Saied, qui partage les pouvoirs exécutifs avec le Premier ministre, est intervenu pour démettre Mechini de ses fonctions et geler le Parlement pendant trente jours, le temps d’assurer la transition vers un nouveau gouvernement. La destitution du Premier ministre soutenu par les islamistes donne à la Tunisie une chance de reprendre son cours démocratique, mais de grands dangers l’attendent, car Ennahdha et ses alliés tentent de contrecarrer ce processus.
La colère populaire contre Ennahdha a été généralisée et sincère en Tunisie, les bases et les bureaux du parti islamiste dans tout le pays étant pris pour cible par les manifestants. Ennahdha et son leader, Rashid Ghannouchi, qui est également président du Parlement, ont essayé de se présenter comme des «démocrates musulmans» plutôt que comme des islamistes, ce que certains analystes ont accepté. En réalité, Ghannouchi est issu des Frères musulmans et n’a jamais quitté ce milieu. Les effets en Tunisie après l’arrivée au pouvoir de Ghannouchi et de son parti en 2011, à savoir la propagation du radicalisme et l’autoritarisme croissant, ont été exactement ce que l’on pouvait attendre d’un parti issu de la Confrérie.
Aaron Zelin, spécialiste du WINEP, a écrit sur la création et l’évolution d’Ennahdha dans son récent livre, Your Sons are at Your Service : Tunisia’s Missionaries of Jihad, qui a fait l’objet d’une revue de EER. Ghannouchi a eu des contacts avec la Confrérie syrienne et Tablighi Jamaat, et a ramené ces idées avec lui en Tunisie, où il a commencé à les propager à la fin des années 1960. Au cours des dix années suivantes, le mouvement de Ghannouchi a procédé principalement par prosélytisme (da’wa).
Ce qui a changé les calculs de Ghannouchi, comme l’explique Mohamed Elhachmi Hamdi dans The Politicisation of Islam: A Case Study Of Tunisia, était la révolution islamique en Iran. L’un des effets, qui a été à l’origine de beaucoup d’événements ultérieurs, a été qu’au cours de l’été 1978, les étudiants marxistes des universités tunisiennes ont commencé à faire cause commune avec les islamistes, qu’ils considéraient auparavant avec une certaine suspicion. Le départ du Shah en janvier 1979 et le retour triomphal de l’Ayatollah Ruhollah Khomeiny, qui a remplacé le gouvernement pro-occidental le plus puissant de la région par une république islamique, ont donné un énorme coup de fouet aux mouvements islamistes de toutes les sectes; ils ont eu la certitude que leur rêve utopique était possible.
«L’exemple de l’Iran», a déclaré Ghannouchi, «nous montre que le réveil est arrivé». C’est ce que pense l’actuel chef d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, décrit par un spécialiste de l’Iran et un ancien agent des services de renseignement comme «la tête d’affiche préférée des djihadistes sunnites iraniens». La relation entre l’Iran et la confrérie est un sujet déjà abordé par EER..
Le Gouvernement tunisien avait pratiquement écrasé le mouvement islamiste à la fin des années 1980, comme le raconte Zelin, mais tout au long des années 1990, l’islamisme tunisien a réalisé de sérieuses avancées, à la fois au sein de ce mouvement exilé qui s’est transformé en quelque chose de beaucoup plus capable et radical après avoir travaillé en Bosnie aux côtés d’Al-Qaïda et de l’Iran, et à l’intérieur du pays où une tendance salafiste a commencé à émerger et a brièvement organisé une insurrection dans le pays en 2006-2007.
Après la révolution de 2011 en Tunisie, Ghannouchi a pu revenir victorieux, un peu comme Khomeiny, après avoir passé vingt-deux ans en exil à Londres. Pour des raisons pas tout à fait claires, même à cette époque, Ennahdha était qualifié de mouvement «islamiste progressiste», mais Ghannouchi avait émis des menaces de mort effectives depuis Londres contre des opposants politiques, tels que l’universitaire laïque Mongia Souahi.
Une fois au pouvoir en Tunisie, Ennahdha a pris deux décisions qui ont eu un effet profond: la première, ce que Zelin appelle son «péché originel», a été de libérer — sous une pression populaire considérable — un nombre dangereux de militants jihadistes dans le cadre de la libération des «prisonniers politiques», et, deuxièmement, d’essayer d’éviter la confrontation avec Al-Qaïda, représentée par son front local «Ansar al-Shariaa Tunisia» (AST). En vérité, Ennahdha admirait plutôt le programme d’AST et était simplement en désaccord avec sa tactique; le but était de travailler en parallèle.
Au moment où Ennahdha a réprimé l’AST, en la qualifiant d’organisation terroriste en août 2013, le mal était fait. En effet, le déclencheur de la répression a été l’assassinat de deux militants de gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi revendiqué par l’État islamique et dont de nombreux Tunisiens libéraux et laïques tiennent Ennahdha responsable.
L’AST avait la possibilité, sous Ennahdha de recruter et de diffuser son message; et il en a pleinement profité. Des formes de messagerie en ligne ont été mises au point; elles seront reprises plus tard par l’État islamique (ISIS). Ce n’est pas un hasard si la Tunisie est devenue l’un des plus grands contributeurs de djihadistes à l’ISIS si ce n’est le plus grand, en raison de la propagation de l’idéologie djihadiste permise par Ennahdha et de l’espace donné à Al-Qaïda pour mettre en place des réseaux logistiques de combattants étrangers, qui ont ensuite rejoint l’EI.
Confronté à une opposition de masse en raison de la propagation de l’extrémisme dans un pays à forte population laïque, Ennahdha, après avoir formellement renoncé à l’islamisme, a tenté, début 2015 de renoncer formellement au pouvoir, tout en conservant une influence prépondérante dans une configuration de «front populaire». Le courant anti-islamiste en Tunisie a été renforcé par une série d’attentats commis par l’EI dans le pays, notamment au musée du Bardo à Tunis en mars 2015 et près de Sousse en juin 2015. Des attentats antérieurs avaient indigné les Tunisiens, mais ces attaques ont également eu un impact direct sur l’industrie du tourisme (la plupart des morts à Sousse étaient des Britanniques) dont de nombreux Tunisiens dépendent pour leur subsistance.
La tentative d’Ennahdha de se fondre dans le décor d’un gouvernement de large «coalition» a fonctionné pendant un certain temps, mais avec la poursuite des attaques terroristes, malgré une campagne de répression ostensible ces dernières années, et en l’absence de progrès économique, même sur une question aussi importante et fondamentale que la corruption, les Tunisiens ont une fois de plus exigé des comptes de la part des dirigeants — et, lorsqu’on les examine, ils se sont rendu compte que c’est toujours Ennahdha qui détient le pouvoir.
Les défenseurs d’Ennahdha indiquent que la pandémie et le confinement cellulaire sont la cause de la misère en cherchant à disculper le parti islamiste ; cela ne peut être soutenu par la chronologie. La catastrophe économique présidée par Ennahdha était à son point culminant fin 2018, même certains islamistes se plaignant de l’état épouvantable du système de santé, du manque de justice et des djihadistes qui «font de la contrebande d’armes et de devises étrangères». Ce n’est pas pour exagérer les vertus des autres partis en Tunisie — il y a beaucoup de dysfonctionnements à contourner et le cadre constitutionnel et juridique lui-même crée des problèmes, mais il reste qu’Ennahdha a eu une influence dominante sur l’État et ses institutions à cette époque.
La principale ligne de fracture géopolitique au Moyen-Orient à l’heure actuelle se situe entre les camps pro- et anti-islamistes. La Tunisie, qui se dirige dans un sens, est maintenant à un éventuel point tournant.