European Eye on Radicalization
Lors d’une conférence de presse le 9 février 2022, le « Comité de défense de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi » en Tunisie a révélé qu’une plainte pénale avait été déposée près du tribunal militaire permanent de Tunisie contre plusieurs membres dirigeants d’Ennahdha, la branche locale des Frères musulmans.
Le leader d’Ennahdha, Rashid Ghannouchi, le magisrat Bashir al-Akrami et d’autres personnalités tels que Mansour Rashid Al-Khater, PDG local de l’opérateur téléphonique qatari Ooredoo, Najah Hajj Latif, proche de Ghannouchi et collecteur de fonds pour Ennahdha, et des responsables de la sécurité intérieure, notamment Wahid Toujani, Mehrez Zouari, Mustafa Ben Omar, Atef El Amrani et Al-Azhar Longo, ont été signalés pour différents délits dont le blanchiment d’argent, en lien avec l’assassinat Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, deux militants de la gauche tunisienne.
Le comité de défense a évoqué l’existence de deux appareils secrets, sécuritaire et financier, qui sont liés à Ghannouchi, ainsi que des faits d’intelligence avec des parties étrangères, qui visait à nuire aux intérêts nationaux.
En ce qui concerne le rôle d’Al-Akrami, le comité a souligné que l’ancien Procureur et ancien juge d’instruction près de la cour de Tunis, a intentionnellement négligé et étouffé plus de 6 000 rapports criminels relatifs à des allégations de terrorisme qui visaient des proches du mouvement Ennahdha ou des membres de « Ansar Al-charia’a », groupe radical prônant le terrorisme et dont le leader avait bénéficié de l’indulgence du Ministère de l’Intérieur, à l’époque (2011-2013) où il était dirigé par Ali Laarayedh, membre éminent d’Ennahdha, promu ensuite au poste de chef du Gouvernement (2013-2014).
S’agissant de Belaid et Brahmi, deux hommes politiques de gauche assassinés en 2013, le Comité rappelle à tous que « seules dix personnes ont été poursuivies, tandis que les seize autres, dont Rashid Ghannouchi, ne se sont pas présentées au tribunal. Nous avons donc décidé de déposer une plainte contre tous les juges qui ont dissimulé des preuves et perturbé le déroulement de cette affaire. »
Les Frères musulmans en déclin
Il est indéniable que les Frères musulmans en général et Ennahdha en particulier sont confrontés à une crise profonde — dans leurs structures internes et dans leurs systèmes de soutien aux États et aux sociétés de la région Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO). Dans cette région, les critiques ouvertes et la méfiance à l’égard de la confrérie se multiplient ; en Occident, la situation n’est guère meilleure. Tout cela donne une image sombre à court terme pour le mouvement.
En Tunisie, le parti islamiste Ennahdha est désormais accusé de terrorisme et de corruption. Les experts soulignent que la branche tunisienne des Frères musulmans lutte pour sa survie après avoir perdu le pouvoir, et qu’un facteur important de cette situation est sa vulnérabilité face aux représailles légales pour les actions qu’elle avait menées pendant la décennie (2011-2021), où elle était au pouvoir.
En plus des poursuites sécuritaires et financières, le risque pour Ennahdha est que les enquêtes ouvrent tous les autres dossiers. Qu’il s’agisse d’assassinats politiques, de terrorisme, d’abus administratifs ou d’ingérence étrangère en Tunisie, il y a des cas où Ennahdha doit répondre de ses insuffisances dans la prévention ou la sanction de ces activités, lorsque le parti n’y a carrément pas collaboré.
Concernant le financement étranger de leurs campagnes électorales, par exemple, il s’agit d’une accusation formelle qui a été portée contre Ennahdha dès l’été 2021, quelques jours après son éviction du pouvoir, par les procureurs financiers de l’État tunisien. Ces sources sont restées discrètes jusqu’à présent, mais le soutien apporté par les gouvernements du Qatar et de la Turquie aux Frères musulmans dans toute la région n’est pas un secret.
Le règlement des comptes n’est pas une sinécure. Comme l’a dit Zuhair Maghzaoui, secrétaire général du Mouvement du Peuple : « La bataille n’est pas facile, car ceux qui ont dirigé le pays et gouverné l’État pendant dix ans, se retrouvent aujourd’hui en train de sortir de cet État et de démanteler leur réseau d’intérêts. » Les preuves sont déplacées, cachées voire détruites, et certaines des personnes recherchées pour être poursuivies fuient la juridiction tunisienne.
Accentuant la pression, il y a quelques mois, le Parti constitutionnel libre a appelé à classer Ennahdha comme organisation terroriste. Ce qui n’a pas encore été fait. Cependant, cette action impliquerait de prendre des mesures telles que le gel des fonds et de demander des comptes à ses fondateurs.
La Tunisie en difficulté
La crise d’Ennahdha s’inscrit dans une situation extrêmement difficile pour la Tunisie. La Tunisie, qui a toujours été considérée à l’étranger comme le meilleur résultat du soi-disant printemps arabe, pourrait bientôt être confrontée à la faillite nationale. Les salaires de l’État ont été retardés en janvier 2022 au milieu de négociations complexes avec le Fonds monétaire international (FMI), tandis que les dettes de la Tunisie représentent désormais près de 100 % du PIB du pays.
En raison de cette dégradation de la situation économique et du chômage généralisé, des inégalités sociales et des fortes disparités régionales, les Tunisiens sont arrivés en 2021 en tête de liste des migrants arrivant en Europe en traversant la mer Méditerranée. Environ 51 % des personnes âgées de 18 à 29 ans disent penser constamment à la migration, selon une étude d’International Alert Tunisia.
Sous la pression du FMI, le Président tunisien Kais Saied a annoncé une feuille de route politique en décembre 2021 et s’est engagé à mener un processus de dialogue national. Toutefois, l’élection d’un nouveau parlement n’interviendra pas avant la fin de l’année.
Ennahdha, et après ?
Historiquement, les Frères musulmans et les organisations apparentées ont profité des crises sociales et politiques pour prendre le relais là où les gouvernements n’étaient pas en mesure de répondre aux besoins de leurs citoyens. De la récession économique aux tremblements de terre, des systèmes éducatifs médiocres au chômage, les Frères — et sœurs — ont toujours su se présenter comme la seule alternative au chaos, les seuls agents capables de fournir des formes efficaces et concrètes de bien-être sur le terrain.
Cette stratégie welfariste, qui consiste à combler les lacunes, a été un élément crucial de la pratique opérationnelle de la confrérie et de son récit idéologique, pour elle-même et pour les recrues potentielles. C’est ce qui rend les révélations actuelles si importantes.
Si toutes les accusations de corruption et de blanchiment d’argent portées contre la branche tunisienne des Frères musulmans sont confirmées, comment les dirigeants d’Ennahdha peuvent-ils continuer à présenter leur mouvement comme la seule source de sécurité sociale et économique pour les pauvres, le seul filet de sécurité fiable pour leurs concitoyens ? Ils n’en sont très probablement pas capables.
Ennahdha vit un moment d’incertitude existentielle. Il ne s’agit pas seulement de savoir si cette mouvance islamiste peut se réinventer pour sauvegarder le rôle qu’elle s’est taillé dans la vie tunisienne depuis 2011. La question est de savoir si Ennahdha a quoi que ce soit à offrir aux Tunisiens — et c’est une question qui se pose à l’ensemble des forces islamistes de la région.