Professeur Mohamed Haddad, titulaire de la Chaire UNESCO d’études comparées des religions à l’Université de La Manouba en Tunisie, et auteur de « Islam : The Violent Impulse and Strategies for Reform » et « The Religion of Individual Conscience and Islam’s Fate in Modern Times »
Tel un vautour qui s’abat sans pitié sur sa proie, le parti islamiste Nahda s’est emparé de la Tunisie sans relâche depuis le 14 janvier 2011, date de la destitution populaire de l’ancien président Ben Ali. Son aile droite était la violence, incarnée par son premier allié (en fait : son sosie), l’alliance dite al-karama (la dignité) qui regroupe des députés ayant eu des relations troubles avec des terroristes et les sinistres « ligues de sauvegardes de la révolution » interdites par décision de justice. Son aile gauche était la corruption, incarnée par son deuxième allié, le parti Qalb Tounes, créé de toutes pièces par un magnat des médias officiellement poursuivi pour blanchiment d’argent. C’est vraisemblablement en contrepartie de sa libération de prison que Qalb Tounes a été offert à Rached Ghannouchi, président du parti Nahda, sur un plateau pour lui servir de subalterne.
Depuis 2011, invité par le gouvernement transitoire à participer à la « transition démocratique », ce parti n’a cessé de s’emparer de tout : pouvoir, justice, argent, administration, ambassades, et même centres de recherche et associations. Pas un jour ne se passe sans qu’il n’étend davantage son pouvoir visible ou occulte, de sorte que le palais de Carthage (siège de la Présidence de la République) et celui de la Kasbah (siège de la Présidence du Gouvernement) faisaient pâle figure comparés à l’immense bâtiment situé au quartier des affaires à Tunis (Montplaisir) qui abrite le siège du parti Nahda et le bureau de son leader indéboulonnable depuis 40 ans, Rached Ghannouchi. Directement ou indirectement, ce parti a gouverné la Tunisie pendant plus d’une décennie selon l’adage prononcé un jour par l’un de ses chefs historiques, Abdelfattah Mourou : exercer le pouvoir que l’on soit au gouvernement ou dehors.
On ne peut comprendre la colère des Tunisiens lors de la journée du 25 juillet 2021, puis leur immense joie exprimée le soir même, on ne peut expliquer cet extraordinaire mouvement de ras-le-bol, spontané et sincère, que si l’on prenne en considération la chape de plomb qu’ils ont dû essuyer durant toute cette période. Le parti Nahda n’a pas participé au premier gouvernement transitoire mais dictait déjà à son chef tous ses actes en assiégeant ses bureaux à la Kasbah. Ainsi le parti islamiste lui a-t-il imposé par exemple la promulgation d’une loi d’amnistie grâce à laquelle des centaines de terroristes ont quitté les prisons pour reprendre quelques temps plus tard leurs activités morbides, en Tunisie et ailleurs, participant ainsi au déferlement d’une vague terroriste qui a failli emporter le pays dans un enfer sans fin.
Lors des élections d’octobre 2011, le parti Nahda, grâce à des contributions financières extrêmement généreuses lui venant de l’étranger ainsi qu’à la raquette des hommes d’affaires proches du régime déchu, a conquis la majorité des sièges à l’Assemblée constituante. Il a décidé alors de confier le gouvernement à ses dirigeants qui n’avaient aucune expérience dans la gestion de la chose publique, au point que celui d’entre-eux désigné au poste de chef de gouvernement rêvait encore d’incarner le sixième califat ! Contraint au début de 2014 à céder le pouvoir, suite à une situation d’anarchie totale, autant sécuritaire qu’économique, le parti Nahda n’a pas perdu toutefois pas de son influence puisqu’il a gardé sa majorité au sein de la Constituante et des centaines de ses partisans dans des postes clé de l’Etat, y compris les ministères de l’intérieur et de la justice qu’il avait infiltrés depuis longtemps (mais pas celui de la Défense, le seul à lui avoir résisté jusqu’à présent).
Lors des élections de 2014, le parti Nahda est sorti perdant mais a réussi pourtant à participer au premier gouvernement désigné par Béji Caid Sebsi. Celui-ci entendait incarner par la présence du parti Nahda, qu’il voulait symbolique, l’unité de la nation. Mais c’était sans compter avec le machiavélisme de son chef qui a su profiter de l’âge avancé du Président et des dissonances graves au sein de son parti, Nida Tounes, pour renverser le rapport de force et mettre sous son joug Youssef Chahed, désigné puis disgracié par Sebsi, et qui était devenu redevable au Parti Nahda de son maintien au poste de chef de gouvernement. Il est très probable que la crise même du parti concurrent, Nida Tounes, ait été en partie provoquée par les combines occultes de Ghannouchi.
Lors des élections de 2019, le Parti Nahda a conquis la première place mais sans atteindre la majorité absolue, ayant perdu près de la moitié de son électorat par rapport à 2011. Pourtant, Ghannouchi s’est emparé de la présidence du Parlement et tenta d’imposer un sous-fifre à lui pour la poste du Président du gouvernement. Son stratagème n’a réussi qu’à moitié. Il a échoué également à faire élire son ami Abdelafattah Mourou à la présidence de la République (peut-être a-t-il misé discrètement sur la victoire de Nabil Karoui aux présidentielles ?) Finalement, c’est Kais Saïed, homme venu du dehors de la sphère politique, ancien professeur de Droit constitutionnel, qui a emporté très largement (plus de 70% des voix) une élection présidentielle organisée au suffrage universel, s’octroyant par là-même une légitimité inégalable.
Ghannouchi n’a certainement pas pris trop au sérieux la résistance que pouvait lui opposer un novice dans la politique. Il a probablement pensé appliquer à Kais Saïed la tactique déjà expérimentée sur Béji Caïd Sebsi à la fin de son règne : l’isoler et le cantonner dans des fonctions honorifiques. A ses propres yeux, ceux de ses partisans, mais aussi pour beaucoup de Tunisiens et de chancelleries occidentales, Ghannouchi passait pour être un imbattable. Son omnipotence paraissait fatale. Il a réussi à déjouer une mention de censure et restait muet aux revendications de ses collègues députés qui le sollicitaient de démissionner de la présidence du Parlement pour ne pas mélanger entre la direction de son parti et la direction d’une institution souveraine de l’Etat. Au sein même de son parti, il a bravé les statuts internes qui lui imposaient de quitter le poste de Président du parti à la fin de son deuxième mandat, soit à l’année 2020.
C’était sans compter avec le ras-le-bol des Tunisiens mais aussi la ténacité et l’opiniâtreté, voire la mégalomanie du chef de l’Etat. Car, ajouté à cette longue mainmise du Parti Nahda sur le pays, la décennie islamiste s’est soldée par un bilan catastrophique au niveau de la gestion économique. En effet, à la fin de cette décennie, le classement de la Tunisie dans le Doing Business de Davos est passé du 48 rang en 2012 au 78 rang en 2020. Le taux de croissance est actuellement négatif. La dette extérieure atteint aujourd’hui 102% du PIB, contre 48% en 2010. Le PIB par habitant a baissé, il était de 4140 $ en 2010 et n’est plus en 2019 qu’à 3320 $. L’inflation n’a cessé de grimper sans cesse pendant dix ans à une moyenne annuelle de 5%. Le taux de pauvreté est actuellement de 21% (soit un Tunisien sur 5 qui vit au-dessous du seuil de pauvreté). Le taux de chômage est de 18% (Plus de 40% chez les jeunes). Selon un récent Rapport de la FAO, un demi-million de Tunisiens sont sous-alimentés. Plus de la moitié des migrants clandestins qui débarquent sur les côtes italiennes sont des Tunisiens.
A cette gestion catastrophique de l’économie, s’est ajoutée la piètre gestion de la crise sanitaire due à la pandémie du Covid19. Au début de la pandémie, le ministre de la santé nahdaoui faisait croire aux Tunisiens que le taux de contamination pouvait être zéro et évoquait une exception sanitaire tunisienne (à l’instar de la prétendue exception démocratique). Avec le recul, on se rend compte aujourd’hui qu’il s’agissait d’une tromperie grossière. En réalité, la pandémie qui était à ses débuts, a été traitée par un moyen disproportionné, à savoir le confinement général et strict sur une longue durée. Or, il est évident qu’un tel confinement ne pouvait se poursuivre pendant des années, même les pays les plus riches n’ont pas pensé à une telle solution radicale. Il aurait été plus judicieux de laisser l’arme fatale du confinement général à une période qui voit la pandémie atteindre son pic. Mais trop pressé de cueillir des retombées politiques immédiates, le ministre en question a privé le pays d’une solution de réserve qu’il fallait appliquer en temps opportun.
L’instabilité politique s’est chargé du reste. A un moment critique, le très vertueux Parti Nahda a choisi de pousser son ancien allié président du gouvernement à la démission, officiellement pour des suspicions de conflits d’intérêts (en réalité, parce qu’il a commencé à lui faire de l’obstruction). Et voici que le pays qui était présenté par l’OMS dans les années 60 et 70 comme un modèle de réussite dans les compagnes de vaccination massives échoue lamentablement à vacciner sa population. Le nombre des morts dépasse à l’instant de la rédaction de cet article les 20 000 personnes (sur un nombre de résidents de 10 millions de personnes), soit l’un des taux de mortalité les plus élevés du monde et le plus élevé en Afrique, selon l’OMS.
En conséquence, quoi de plus normal qu’une population asphyxiée et abusée ne se révolte contre le système qui l’a réduit à cette misère, et notamment contre le parti le plus influent, comme se plaisaient à le répéter ses leaders ? Le 25 juillet, date anniversaire de la proclamation de la République, s’est transformé en une journée de proclamation de la fin du parti Nahda. Comme un certain 14 janvier 2011, il était difficile pour les détenteurs du pouvoir de pressentir cette fin.
Pour comprendre à tel point le parti Nahda était coupé de la réalité, il suffit de dénombrer ses locaux qui ont été pris à partie par les manifestants. Mieux encore, il faut visionner la scène, très largement diffusée dans les médias et les réseaux sociaux, dans laquelle Rached Ghannouchi « assiégeait » le parlement qui lui a été interdit d’accès. Voulant mimer Erdogan en juillet 2016, il exhorte ses partisans à la rejoindre. Moins d’une centaine répondent présents et il est extraordinairement remarquable que la plupart des députés de son parti, surement par lâcheté, ne l’ont pas rejoint non plus ! Conscient du ridicule de la situation, il rentre bredouille et entame une nouvelle tactique consistant à mobiliser les lobbies proches des Frères musulmans dans le monde entier pour faire pression sur Kais Saïed qui, impressionné par la contestation populaire, à laquelle il s’attendait surement mais ne l’imaginait probablement pas d’une telle ampleur, ne pouvait rester indifférent. Il avait décidé de suspendre le parlement et de limoger le chef du gouvernement proche du parti Nahda.
En taxant cette intifada populaire de coup d’Etat, Ghannouchi défiait-il le Président de la République, ou exprimait-il un déni du peuple qui avait manifesté son désapprobation à l’égard de la gouvernance nahdaoui ? Car tous les observateurs sont unanimes pour dire, et le Parti Nahda finit d’ailleurs par le reconnaitre, que le mouvement du 25 juillet était en grande partie un mouvement spontané et profond, indépendamment de ses conséquences politiques. Un événement qui ressemble fort au 14 janvier 2011.
Et pourtant, beaucoup de Tunisiens avaient donné au Parti Nahda sa chance pour conduire la jeune démocratie tunisienne et faire bon escient de son pouvoir. Ils avaient cru aux promesses machiavéliques du parti de faire de la Tunisie un paradis sur terre. Lors des premières élections de 2011, Nahda avait officiellement présenté un programme électoral digne des utopies politiques. Il y promettait aux Tunisiens une croissance annuelle de 7%, un chômage de 8,5%, une inflation réduite à 3%, un déficit commercial de 3,6%, etc. Dix années plus tard, ces promesses sont à confronter au bilan réel que nous donnions plus haut.
Game over. Le syndrome Ben Ali se répète avec Ghannouchi: lorsqu’un dirigeant politique se coupe de la réalité, il ne voit pas venir la révolte populaire qui peut se manifester de multiples façons. Dix ans de mainmise du Parti Nahda sur la Tunisie se réduisent à une interminable série de manœuvres politiciennes qui n’ont rien apporté aux Tunisiens. Des manœuvres, le Parti Nahda en a beaucoup usées, mais aussi beaucoup de mensonges, qui ont commencé avec le fameux programme de 2011 et se sont soldés par les fausses promesses annoncées après la visite illégale de Ghannouchi au Qatar au mois de mai dernier (un officiel tunisien ne peut effectuer une visite officielle à un pays étranger sans l’autorisation du Président de la République). Il était question d’une aide financière de deux milliards de dollars et d’un don d’un million de vaccins anti-covid. Ou que les Qataris n’avaient jamais fait de telles promesses ou qu’ils aient déjà compris que le pouvoir de leur protégé à Tunis touchait à sa fin.
Quoi qu’il advienne pour la Tunisie prochainement, une chose semble être irréversible : le déclin de Ghannouchi. Habile tacticien et redoutable combinard, Ghannouchi n’en est pas moins un piètre stratège. Son parti sera peut être interdit si les procès pour blanchiment d’argent de de terrorisme arrivent à terme. Il sera peut être sauvé si on privilégie de nouveau la paix sociale au détriment de la justice et de la vérité. Mais cela se fera sans son fondateur et chef historique. Bien qu’ayant à plusieurs reprises sombré puis refait surface, il semble bien cette fois qu’il est mis en échec et mat.