European Eye on Radicalization
Cela fait un peu moins de deux semaines que le Président tunisien Kaïs Saïed a débloqué la situation dans son pays en invoquant l’article 80 de la Constitution et en utilisant les pouvoirs exécutifs qu’elle lui confère pour démettre le Premier ministre, Hichem Mechichi, dont le gouvernement était soutenu par le parti Ennahdha, la version locale des Frères musulmans.
La décision du président Saïed a été accueillie avec prudence par de nombreux militants de la démocratie qui ont fait la révolution originale en Tunisie en 2011, par de nombreux journalistes, qui avaient ressenti la pression à mesure que le pouvoir islamiste se solidifiait dans le pays. Malgré les accusations d’Ennahdha et de ses partisans selon lesquelles Saïed était impliqué dans un «coup d’État», le limogeage de ce qui avait été un gouvernement chroniquement dysfonctionnel, corrompu et de plus en plus brutal a été salué par une majorité écrasante de Tunisiens — 87% d’entre eux, selon un sondage.
Le Président Saïed a brièvement gelé le Parlement alors qu’il tente de réinitialiser un système politique qui était devenu incontrôlable. Saïed a notamment limogé le directeur général des services spéciaux [de renseignement] du Ministère de l’Intérieur, Lazhar Loungo, et l’a remplacé par Muhammad Cherif. Les forces de sécurité dominées par Ennahdha s’étaient livrées à des actes de répression contre des manifestants civils au cours des efforts déployés pendant des mois, à partir de janvier 2021, pour amener le gouvernement à rendre des comptes. Loungo est à présent en résidence surveillée. Des mesures fermes ont été prises contre ceux qui tentent de faire dérailler ce processus de transition.
L’une des raisons pour lesquelles les revendications d’illégalité de Saïed sonnent si creux -outre le fait que, pour l’instant, seuls les islamistes nationaux et la Turquie autocratique à l’étranger les formulent- est que, comme l’explique Amine Ben Naceur, qui étudie les transitions démocratiques, «l’arbitre de la légalité [de l’article 80] – ainsi que l’organe responsable de sa suppression – est la cour constitutionnelle. Ce tribunal n’existe pas encore.» La tentative de créer un régime juridique postrévolutionnaire est en cours depuis au moins 2014, et pendant tout ce temps, Ennahdha a eu un rôle dominant sur l’État. En bref, les revendications d’illégalité des islamistes sont défaites par leur propre main, et ne font qu’attirer l’attention sur les échecs de leur régime qui ont amené la Tunisie à ce point.
Comme l’a souligné Naceur, ceux qui ont sauté sur l’analogie avec l’Égypte en 2013 se sont plutôt trompés: l’armée tunisienne reste en dehors de la politique, et le consensus sur cette nouvelle voie traverse les institutions les plus puissantes de Tunisie – de l’armée aux syndicats – ce qui signifie que tout effort visant à provoquer une effusion de sang, comme l’a fait la Confrérie après sa chute au Caire, a peu de chances d’aboutir. Ce consensus semble désormais si fort qu’il inclut les islamistes eux-mêmes, ce qui réduit d’autant la possibilité d’un bouleversement.
Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahdha, a envoyé un message le 4 août pour dire à ses partisans qu’ils ne devaient pas se battre pour annuler la décision de Saïed, mais qu’ils devaient plutôt la considérer comme «une étape de la transition démocratique». C’est une occasion de réforme, a déclaré M. Ghannouchi. Et la Turquie, dont le Président islamiste, Recep Tayyip Erdogan, n’avait pas qualifié le décret de Saïed de «coup d’État»— le porte-parole d’Erdogan a déclaré qu’Ankara s’inquiétait de «la suspension du processus démocratique» — semble s’être réconciliée avec le cap fixé par Saïed, éliminant ainsi la plus grande menace d’instabilité extérieure.
Après le bruit et la fureur des premiers jours, il semble que l’expérience démocratique la plus mature du printemps arabe ait une fois de plus été à la hauteur : le courant dominant en Tunisie a pu se consolider assez rapidement pour marginaliser les voix extrémistes, et l’occasion se présente maintenant de commencer un nouveau chapitre, en ayant tiré les leçons des erreurs passées.