Ahmed Nadhif
Quelques heures après l’annonce soudaine par le président tunisien Kaïs Saïed d’un état d’urgence face à un «danger imminent», suivi du gel du Parlement, de la levée de l’immunité des députés et de la destitution du gouvernement de Hichem Mechichi, le président du Parlement, Rached Al-Ghannouchi, leader du parti islamiste Ennahdha, a reçu l’aide de plusieurs collaborateurs vers la banlieue du Bardo, à l’ouest de la capitale tunisienne, pour tenter de pénétrer dans le bâtiment du Parlement. Toutefois, ils ont été empêchés d’entrer par des unités militaires qui supervisaient l’application des décisions du Président de la République.
Al-Ghannouchi cherchait un moyen de dépeindre les mesures du président comme injustes et discriminatoires à l’égard de son parti—une tactique dans laquelle les Frères musulmans ont excellé tout au long de leur histoire. Il pensait également que la série d’événements, que lui et les dirigeants de son parti ont diffusée sur les réseaux sociaux, provoquerait un soulèvement populaire parmi les partisans d’Ennahdha et les encouragerait à affluer vers le Parlement pour protester contre la dissolution du gouvernement. Toutefois, rien de cela n’est arrivé.
Al-Ghannouchi, souffrant toujours des séquelles de Covid-19 et âgé de plus de 80 ans, est resté jusqu’à midi le lendemain dans son véhicule avec quelques-uns de ses collaborateurs en attendant la «sainte invasion massive». Il a lancé de nombreux appels aux membres de son parti sur Twitter et Facebook pour qu’ils se rendent au Parlement, mais en vain. Le leader islamiste a finalement annoncé son retrait, avec certains députés de son parti, de la place du Parlement, dans une scène symbolique qui a clairement révélé l’érosion de la base populaire du parti Ennahdha. Pendant ce temps, les partisans du président Saïed ont illuminé la place pour célébrer les décisions présidentielles.
Un soutien en baisse
Une question se pose alors : pourquoi le soutien populaire au parti islamiste tunisien a-t-il diminué? La question a pesé lourd dans l’esprit des islamistes et de la classe politique tunisienne en général. Depuis son arrivée au pouvoir en 2011, le parti islamiste a connu une trajectoire descendante en termes de soutien, qui s’est aggravée après les élections de 2019, lorsqu’Ennahdha a conclu des alliances politiques douteuses déclenchant un conflit direct avec le Président Saïed. La disgrâce du groupe s’explique par plusieurs évolutions et décisions regrettables prises par le parti au cours de la dernière décennie.
La division du parti
Depuis près de cinq ans, le parti Ennahdha connaît des divisions endogènes croissantes entre la ligne dominante, menée par le leader du parti Al-Ghannouchi, son fils Mouadh et son gendre Rafik Abdel-Salam, et la ligne opposée à la direction exécutive, qui réclame des postes plus importants au sein de l’organisation et le transfert du pouvoir et des postes de direction, principalement occupés par les partisans d’Al-Ghannouchi depuis des décennies durant. Cette division organisationnelle a poussé des dizaines de dirigeants historiques du mouvement à démissionner, comme l’ancien Premier ministre Hammadi Jbali, le leader Abdel-Hamid Jlassi et l’ancien secrétaire général Ziad Laadhari. Cette situation a affecté la structure organisationnelle de la formation politique qui a perdu des partisans clés. Al-Ghannouchi a continué à diriger le parti avec un groupe amoindri de partisans, profitant de son contrôle sur les sources de financement du parti et ses relations extérieures.
Fluidité idéologique
Il convient également de noter un changement dans le type de membres du parti islamiste tunisien. Avant la révolution de 2011, l’idéologie islamiste, inspirée des Frères musulmans, poussait principalement les gens à rejoindre le parti. Mais au fil des ans, le soutien s’est avéré davantage intéressé et utilitaire. Depuis 2016, le parti Ennahdha souffre d’un problème de «fluidité idéologique». Cette année-là, il a annoncé son abandon de «l’Islam politique» et a déclaré qu’il se tournerait vers «l’Islam démocratique». Ce changement s’est produit en dépit de l’opposition d’un segment important du parti, qui estimait que cette mesure conduirait le la formation politique à perdre sa base populaire historique, qui provient des classes pauvres et moyennes, et qui exigeait la préservation du visage islamiste apparent du parti, considéré comme son seul capital de mobilisation de masse. Cette fluidité idéologique a coûté au parti de nombreuses bases populaires qui l’ont abandonné, estimant qu’il avait «trahi le projet islamique historique» sur lequel il s’était fondé à la fin des années 1960.
Alliances politiques douteuses
Les alliances politiques qu’Ennahdha a conclues dans le sillage des élections de 2019 ont contribué à l’érosion de ce qui restait de sa base populaire, en particulier son soutien au candidat présidentiel Nabil Karoui, chef du parti libéral « Galb Tounes » (« cœur de la Tunisie »), qui avait été accusé d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent et avait été, à deux reprises, mis en détention préventive pour des crimes financiers. Si, dans un premier temps, Ennahdha s’est opposé à Karoui, il a soudainement changé de position pour lui apporter son soutien, ce qui n’a pas plu à de nombreux partisans.
Défaillance administrative
La plupart des indicateurs économiques et sociaux en Tunisie indiquent un échec cuisant du parti Ennahdha dans la gestion de l’État au cours de ses dix années de règne, que ce soit seul ou en partenariat avec ses alliés. Pourtant, la détérioration à laquelle le pays a assisté au cours de l’année écoulée—notamment la paralysie des services publics et la propagation de la violence et de la corruption—semblait sans précédent. Ennahdha a également soutenu le gouvernement de Mechichi, qui n’a pas réussi à contenir la propagation du Covid, ce qui a conduit la Tunisie à avoir le ratio mortalité/population le plus élevé au monde. Cet horrible bilan a suscité la colère du peuple tunisien et entraîné une plus grande désillusion envers le parti islamiste parmi ses partisans.
Jouer sur la peur de la migration en Europe
Ne disposant plus d’aucun soutien interne solide, Ennahdha s’est alors tourné vers l’extérieur pour mobiliser des soutiens externes. Pour ce faire, il s’est présenté comme le «gardien de la révolution tunisienne et de la démocratie» et a tenté d’effrayer les pays européens riverains de la Méditerranée en suggérant que la destitution du gouvernement ferait basculer le pays dans un chaos qui s’accompagnerait d’une vague de terrorisme et d’un afflux de migrants vers l’Europe.
Al-Ghannouchi a été très clair dans une interview accordée au journal italien Corriere Della Sera lorsqu’il a déclaré : «Si l’Italie ne nous aide pas à trouver la démocratie, des dizaines de milliers de candidats à l’immigration sont prêts à partir. Nous, les Tunisiens, l’Europe, et surtout les Italiens… Nous sommes tous dans le même bateau. Si la démocratie n’est pas rapidement rétablie en Tunisie, nous sombrerons inéluctablement dans le chaos. Plus de 500 000 immigrants tunisiens peuvent tenter d’atteindre les côtes italiennes en très peu de temps. Si le coup d’État se poursuit et que la police est obligée de recourir à des moyens dictatoriaux, y compris la torture et les assassinats, je n’exclus pas du tout (…). À ce stade, l’ensemble du bassin méditerranéen sera frappé par un danger imminent. La France et l’Italie se retrouveront en première ligne, obligées d’assurer leur sécurité et de contrôler le flux croissant de migrants sur les bateaux.» Al-Ghannouchi a semblé pragmatique, comme d’habitude, en s’adressant aux pays occidentaux en faisant allusion aux risques sécuritaires et sociaux que la situation en Tunisie pourrait poser, d’autant plus que l’Italie est considérée comme le point faible de l’Europe en ce qui concerne la migration clandestine, et qu’elle craint donc toute agitation dans les pays de la rive sud de la Méditerranée.
Cependant, malgré toutes les ouvertures d’Ennahdha en Europe et aux États-Unis et leur campagne médiatique, leurs appels semblent tomber dans l’oreille d’un sourd. Il n’a pas réussi à convaincre les principaux acteurs internationaux que ce qui s’est passé en Tunisie était en réalité un «coup d’État militaire».
Conclusion
Le parti Ennahdha se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Son projet d’autonomisation, mis en place pour contrôler l’État et la société depuis son retour à l’activité politique après la révolution de 2011, est dans l’impasse. N’ayant pas réussi à convaincre une grande partie de l’élite tunisienne de son projet, il a tenté, par le biais des moyens de l’État et des mécanismes de nomination à des postes élevés et de promotion, de convaincre les élites financières et administratives.
Toutefois, cette stratégie n’a pas réussi à consolider le parti et s’est au contraire retournée contre lui. Cette focalisation sur la conquête des élites a fait en sorte que le parti néglige les voies de «l’éducation idéologique partisane» qui prévalaient dans les années 1980 et 1990 et qui visaient à recruter et endoctriner des éléments engagés et idéologiquement impliqués dans le projet islamiste. Le parti s’est retrouvé, après dix ans passés au pouvoir, sans bases partisanes et idéologiques et sans élites politiquement engagées dans le projet. En conséquence, Ennahdha a perdu à la fois sa base idéologique et le soutien des élites, ce qui a affecté sa cohésion organisationnelle. Il semble que la direction actuelle du parti, dirigée par Al-Ghannouchi, va se retirer à moyen terme, étant donné qu’un grand nombre des partisans d’Ennahdha la tiennent pour responsable de ce qui s’est passé.