European Eye on Radicalization
Le Centre international de lutte contre le terrorisme (ICCT), basé à La Haye, est l’un des principaux centres de recherche en Europe sur le terrorisme et l’extrémisme. Au cours des cinq dernières années, le CICT a mené des recherches approfondies sur ces phénomènes en Afrique de l’Ouest. En 2019, on a constaté une augmentation massive des décès causés par le terrorisme au Sahel, soit un total de 4 000. Le 26 mars, la ICCT a organisé un webinaire sur la question: «Al-Qaida et l’État islamique: Concurrence ou coopération dans le Sahel occidental?» Le panel, présidé par Alexander von Rosenback, directeur des opérations de l’ICCT et chercheur principal, était composé de Colin Clarke, chercheur principal au Centre Soufan et chercheur associé à l’ICCT, et de Julie Coleman, chercheuse principale à l’ICCT.
Les affiliés d’Al-Qaida dans le sahel
Clarke a fait remarquer qu’une grande partie de ses recherches sur l’Afrique de l’Ouest proviennent de son récent livre, After the Caliphate, dont l’European Eye on Radicalization a effectué une revue peu après sa parution au cours de l’été. Clarke soutient que des termes tels que «coopération» et «lien» sont utilisés de manière trop vague par rapport aux groupes terroristes, sans faire de distinction entre les contacts transactionnels ponctuels et une collaboration stratégique soutenue. Il existe également le problème, selon Clarke, de la perte de la base territoriale de l’État islamique, dont la conséquence est qu’il logique de traiter le groupe, ou Al-Qaida, «comme s’il s’agissait d’entités monolithiques [alors qu’il est évident qu’elles ne le sont pas]»; les «dynamiques locales» sont essentielles.
Clarke se concentre sur le Jamaat Nasr al-Islam wal-Muslimeen (JNIM), la fusion des branches d’Al-Qaida au Sahel qui opèrent au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Ces États sont faibles, leurs armées sont prédatrices dans une certaine mesure, ce qui crée des griefs dont le JNIM peut se nourrir, et le retrait des États-Unis dans la région ouvre des brèches en matière de sécurité, explique Clarke. Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), bien que considérée comme ayant perdu en puissance, fournit un soutien logistique et financier crucial au JNIM dans les différents États de la région du Sahel tout en l’aidant à coordonner ses opérations.
En fin février, Clarke s’est exprimé dans un article du Washington Post, qui a suscité beaucoup d’attention dans la communauté des analystes, en prétendant que les États-Unis pensaient que l’État islamique et Al-Qaida «travaillaient ensemble» au Sahel. Tout en reconnaissant que le JNIM et l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS) ont des tensions, Clarke estime que ce rapport est essentiellement correct — contrairement à d’autres analystes qui pensent que la «déconfliction» entre l’État islamique et Al-Qaida sur les zones d’opération est le degré maximum de la «coopération».
En termes de coopération, Clarke note que la raison principale pour laquelle les groupes terroristes l’évitent est que cette collaboration ouverte invite souvent à l’action antiterroriste de l’Occident et d’autres États. La littérature sur la coopération terroriste explique pourquoi les groupes la pratiquent, précise Clarke, et il est question de ressources, de lutte contre les menaces existentielles et d’apprentissage, entre autres choses. Clarke recommande l’ouvrage intitulé Nexus of Global Jihad d’Assaf Moghadam comme une bonne introduction à la navigation dans les différents types de coopération, des fusions et partenariats stratégiques aux relations plus indépendantes.
Avec la décimation de la direction de l’État islamique qui a rompu avec Al-Qaida, Clarke suggère que cela ouvre potentiellement une voie pour que les deux groupes se reconnectent. Le mouvement djihadiste étant sous pression, l’incitation à une telle réconciliation se fait plus pressante. Il avertit qu’il ne faut pas voir cela comme une conclusion unique: de l’Afghanistan à l’Irak et au Mali, la situation sera différente en fonction des conditions locales.
L’ÉTAT ISLAMIQUE AU SAHEL
Mme Coleman s’est concentrée sur l’EIGS. L’essor de la branche de l’État islamique au Sahel, créée en 2015 et ayant officiellement prêté un bay’a (serment d’allégeance) à l’État islamique «central» en 2016, s’inscrit dans le contexte d’une augmentation «exponentielle» de la violence djihadiste dans la région, explique Mme Coleman. La violence s’est étendue du nord du Mali, au centre du pays, à l’est du Niger, et au sud du Burkina Faso et jusqu’au Golfe de Guinée.
Il a fallu dix-sept mois à l’État islamique «central» pour reconnaître le bay’a de l’EIGS, soit beaucoup plus longtemps que pour les autres wilayats (provinces, c’est-à-dire les branches du monde entier), ce qui laisse entrevoir d’éventuels problèmes dans la structure de commandement. Cependant, cela n’a pas empêché l’EIGS de devenir un groupe très puissant, note Coleman. L’émergence de l’EIGS en tant que force publique majeure a eu lieu en octobre 2017, lorsque son attaque à Tongo Tongo a entrainé la mort non seulement des troupes nigériennes, mais aussi de quatre forces spéciales américaines. À la fin de 2019, l’EIGS lançait des attaques sophistiquées et extrêmement meurtrières au Mali, au Niger et au Burkina Faso.
L’EIGS a utilisé des drones pour faire de la reconnaissance avant ses attaques, mais selon Coleman, cette similitude avec l’État islamique central n’indique pas nécessairement un partage de matériel ou même directement de conseils de la part de l’État islamique central. Il s’agit plutôt, selon elle, d’un produit de la disponibilité croissante de cette technologie et de la boucle de rétroaction positive de leurs raids: plus ils acquièrent d’armes, plus ils peuvent mener d’attaques pour saisir davantage d’armes.
Là où le JNIM compte environ 2 000 membres, l’EIGS est environ dix fois plus petit, selon Coleman, et il parvient à infliger des pertes aussi élevées en cooptant des gens — par la corruption et l’intimidation — pour les aider dans leurs attaques, mais ces gens ne sont pas de «vrais» membres. C’est un contraste saisissant avec les dizaines de milliers de soldats de la paix internationaux présents dans la région et les énormes sommes d’argent envoyées pour combattre ce qui constitue une très petite force insurrectionnelle.
Coleman réitère la distinction faite par Clarke entre «coordination stratégique» et «coopération tactique ou opérationnelle». En ce qui concerne l’EIGS et le JNIM, il est de notoriété publique que jusqu’en 2017, il y a eu une communication entre les hauts responsables des deux groupes, et il y a des rapports de contacts à un niveau inférieur. Les deux groupes s’accordent sur l’objectif d’expulser les forces occidentales, et ils s’appuient sur des groupes similaires et (littéralement) apparentés — ethniques et tribaux. Selon Coleman, il faut, cependant, considérer que l’EIGS et le JNIM «œuvrent en parallèle», c’est-à-dire qu’ils «évitent chacun de nuire aux intérêts de l’autre et ne se prennent pas réciproquement pour cibles», mais le terme «coopération» doit être évité. Il «ne semble pas y avoir de coopération tactique» dans le sens de raids conjoints ou de quoi que ce soit de semblable, affirme Coleman. L’EIGS et le JNIM mènent leurs attaques «de façon indépendante». Lorsque leurs attaques sont cartographiées, le chevauchement est minime dans le centre du Mali. Tandis que le JNIM se concentre principalement sur l’ouest du Mali et le nord du Burkina Faso (les points rouges sur la figure 2), et l’EIGS concentre ses opérations dans l’est du Mali, l’est du Burkina Faso et l’ouest du Niger (les points bleus sur la figure 2).
L’EIGS, comme sa branche mère, a cherché à être sous les feux des projecteurs, et y est parvenu dans les médias. Cependant, les groupes affiliés à Al-Qaida, opérant dans l’ombre, se sont tranquillement reconstitués alors que l’EIGS s’attire les foudres des États locaux et internationaux, affirme Coleman, et le JNIM est dans l’ensemble plus meurtrier que l’EIGS.
En d’une évolution positive de la situation, précise Coleman, le gouvernement malien en particulier a montré une volonté de négocier avec les groupes insurgés — mais seulement ceux affiliés à Al-Qaida; l’EIGS reste hors limites. Bien que cette voie politique ait du mérite, et que l’ensemble de l’approche ne puisse être sécurisée, le JNIM insiste pour que les forces françaises et autres forces étrangères quittent la région avant le début de toute négociation avec les gouvernements locaux — une exigence extrême, car ces États auraient du mal à tenir le coup dans les négociations sans soutien international.
CONCLUSION
La situation sécuritaire fragile et fluide en Afrique de l’Ouest s’est avérée agir comme un aimant pour les groupes djihadistes — et, de fait, pour les groupes de criminalité organisée.. Contrairement à ce qui se passe au Levant, la concurrence entre Al-Qaida et l’État islamique s’avère jusqu’à présent plus dangereuse pour les gouvernements locaux que pour l’un ou l’autre des groupes djihadistes. L’évolution de cette dynamique dans le temps pourrait bien déterminer l’avenir de la région.