Avant: secret, opérations clandestines, hiérarchisation de la doctrine et entraînement militaire.
Maintenant: spectacularisation croissante, retransmission en direct du carnage, devises accrocheuses, et nouvel accent mis sur des symboles captivants.
D’un point de vue historique, l’extrême droite et le djihadisme partagent de nombreux points communs, et cette tendance semble se poursuivre, même si l’extrême droite s’inspire de plus en plus de l’aile la plus audacieuse et la plus extrême du djihad international, incarnée notamment par l’État islamique (Daesh). Après les événements de Christchurch, la spectacularisation de la violence raciste, anti-islamique et antisémite risque d’augmenter.
Que s’est-il passé?
Le vendredi 15 mars, Brenton Tarrant, un citoyen australien de 28 ans, a ouvert le feu sur des fidèles musulmans dans deux mosquées de la ville de Christchurch en Nouvelle-Zélande.
L’attaque a commencé juste après 13 h 30, heure locale, à la mosquée al-Nour. La deuxième mosquée attaquée se trouvait sur Linwood Avenue.
En outre, des engins explosifs improvisés (IED) trouvés sous la voiture du tueur stationnée à proximité et dans la voiture d’un complice présumé ont été désamorcés.
Tarrant — qui ne figurait sur aucune liste de surveillance du terrorisme avant cet attentat — a aussitôt été appréhendé, de même que trois autres personnes.
Le dimanche 17 mars, la police néo-zélandaise a confirmé que le nombre de victimes du massacre avait grimpé à 50 et qu’une cinquantaine d’autres personnes étaient prises en charge pour des blessures par balle dans des hôpitaux locaux.
Dans un commentaire sur ce qu’elle n’a pas hésité à qualifier d’attentat terroriste, la Première ministre de la Nouvelle-Zélande, Jacinda Ardern, a déclaré: «La personne qui a commis cet acte contre nous n’est pas l’un d’entre nous. Ils n’ont pas leur place en Nouvelle-Zélande.».
Avant
Pendant des décennies, les radicaux d’extrême droite et les islamistes radicaux ont été considérés comme des ennemis directement opposés. Cependant, il est maintenant de plus en plus évident que la vision politique des deux est étonnamment similaire: l’un croit en une théorie de conspiration islamophobe, selon laquelle les musulmans ont infiltré et menacent l’Occident, et l’autre croit qu’un Occident corrompu et agressif cherche à éradiquer l’Islam. Une relation symbiotique à renforcement mutuel existe entre eux.
L’extrême droite dépeint les djihadistes ou — du moins — les islamistes radicaux comme les représentants de l’ensemble de la communauté musulmane, tandis que les djihadistes et les islamistes radicaux dépeignent l’extrême droite comme les représentants de tout l’Occident, et chaque fois que l’ennemi se livre à une attaque terroriste, leur propre discours est confirmé et renforcé. Toutefois, ces deux visions du monde sont alimentées par la peur, car lorsque les communautés ont peur, elles sont plus vulnérables aux discours radicaux [1].
À côté de ce mécanisme de plus en plus crucial de renforcement réciproque, il existe des similitudes évidentes entre ces deux formes de radicalisation.
D’un point de vue historique, trois analogies principales s’établissent entre le djihadisme et l’extrême droit: l’absence de nuances, l’équilibre particulier entre révolution et conservatisme, et le culte de l’héroïsme.
La réticence à accepter des nuances conduit à un monde défini par les dichotomies : le bien et le mal, le musulman et le kāfir (infidèle) ou, dans le cas de l’extrême droite, le blanc et le noir, les locaux et les migrants. Dans cette vision du monde, les extrémistes peuvent se percevoir comme les seuls représentants de l’ordre et de l’authenticité. Bien qu’il y ait un débat académique limité sur la façon de conceptualiser le terrorisme et la violence d’extrême droite, il est indéniable que les militants d’extrême droite partagent un besoin inhérent de similitude et de pouvoir collectif, qui entraîne une intolérance à la diversité [2]. De même, pour les djihadistes, il n’existe aucun espace physique ou métaphorique entre Dār al-Islām («Maison de l’Islam») et Dār al-Kufr («Pays de l’Incrédulité») ou Dar al-Ḥarb («Pays de la Guerre » [3]. Selon Gilles Kepel, dans la mentalité djihadiste, choisir La Mecque doit signifier rejeter Athènes, l’archétype occidental.
La deuxième similitude fondamentale concerne l’équilibre particulier entre la force révolutionnaire et le conservatisme, entre l’exception et la norme. Le djihadisme et l’extrême droite ont tous deux tendance à adopter une attitude double par rapport à la révolution et à la tradition. Ils soutiennent une transformation complète de la société dans un spasme révolutionnaire qui balayera la décadence contemporaine. Cependant, une fois que ces idéologies prévalent, ils procèdent à une sanctification systématique de la tradition et s’appuient sur une conformité avec un passé glorifié, que ce soit l’essor de l’Islam ou l’expansion romaine, le califat idéal ou un occident supposé homogène d’un point de vue racial. Cette alternance trompeuse entre révolution et tradition peut être considérée comme un jalon des deux idéologies, qui choisissent d’incarner l’Exception seulement pour rétablir la Norme.
La troisième caractéristique majeure que partagent le djihadisme et le radicalisme d’extrême droite est le culte de l’héroïsme. Il implique la célébration de la force physique et mentale et une forme revisitée de muruwwa, un code de conduite pour les hommes qui inclut la bravoure, la vengeance, la protection et la loyauté. D’un point de vue historique, cet ensemble idéalisé de vertus caractérise à la fois le djihadisme et le radicalisme d’extrême droite[4].
Dans des journaux et des magazines comme Il Popolo d’Italia (Le peuple d’Italie) ou Dabiq, La Fiamma Nazionale (Flamme nationale) ou Rumiya, les réalisations héroïques des membres du groupe, qu’il s’agisse de la communauté des combattants de Daesh ou des fascistes italiens, sont célébrées avec des discours très similaires axés sur l’honneur, la fierté, la revanche et la rédemption.
Dans un effort pour étendre l’influence du fascisme dans la vie des citoyens, l’État fasciste avait regroupé presque toutes les générations en différentes couches d’une nouvelle pyramide sociale. Les personnes appartenant à la tranche d’âge 14 à 18 ans étaient censées rejoindre les Avanguardisti (avant-gardistes), ce qui est exactement le mot-clé que l’idéologue islamiste radical Sayyd Qutb a utilisé plus tard.
Qutb, dans son Ma’alim fi tariq, (Milestones), affirme la nécessité d’une avant-garde, un groupe sélectionné chargé d’ouvrir la voie à la diffusion du nouveau mouvement. Plus récemment, l’idée qu’une avant-garde courageuse est nécessaire pour apporter une nouvelle ère d’ordre et de discipline dans le monde et combattre la faiblesse généralisée, la corruption et la débauche se retrouve sur les forums de pratiquement tous les groupes djihadistes, d’extrême droite, de suprémacistes blancs ou du type milice.
Maintenant
Ces dernières années, outre les analogies susmentionnées et d’autres caractéristiques fondamentales communes au radicalisme d’extrême droite et au djihadisme, le radicalisme d’extrême droite a acquis de nouvelles caractéristiques qui ressemblent de près à la dernière ère du djihadisme et suggèrent une évolution partiellement similaire. Les attaques contre les mosquées de Christchurch en sont un exemple probant.
Dans la planification et la mise en scène des attaques, l’impératif du secret, la priorité des objectifs à long terme et l’accent mis sur la formation paramilitaire des patients ont été remplacés par la spectacularisation et une médiatisation croissante.
De même, l’importance de la connaissance doctrinale est remplacée par un ensemble fragmenté de particules provenant d’une multitude d’idéologies. C’est exactement la même tendance à la simplification que l’on retrouve dans la dernière vague de djihadisme, incarnée principalement — mais pas exclusivement — par Daesh.
Tarrant avait posté ses intentions sur un forum de discussion appelé 8chan, ainsi qu’un lien vers un streaming en direct de sa caméra frontale. La vidéo de dix-sept minutes montre Tarrant prenant une arme à feu dans le coffre de sa voiture, marchant vers la mosquée al-Nur, et commençant à tirer lorsqu’il atteint la porte. Tarrant traverse ensuite le bâtiment en tirant sur tout ce qui bouge, avant de tirer de nouveau sur les blessés.
Fait significatif, Tarrant a laissé un manifeste de plus de 70 pages qui indique un mobile politique pour les meurtres. Il s’intitule The Great Replacement: Towards a New Society (Le Grand Remplacement: Vers une nouvelle société) [5], en référence au fait que, dans sa vision du monde, les immigrants sont en train de remplacer les populations autochtones de l’Occident du point de vue racial et culturel.
Tarrant n’est pas le premier Occidental à faire écho à cette notion de déplacement démographique des populations autochtones, mais cette controverse porte généralement sur l’Europe. Cet argument est d’autant plus fragile dans le cas de la Nouvelle-Zélande, où, tout comme en Australie, les politiques migratoires sont basées sur un système de sélection stricte.
Tarrant s’identifie comme «écofasciste» et raciste «par définition», sapréoccupation première étant la présence des musulmans en Occident. Aucun de ces termes n’est toutefois expliqué en profondeur, ce qui révèle une superficialité idéologique.
Malgré son titre prétentieux, le manifeste ressemble à un plagiat chaotique d’une philippique. Il présente même une grande partie du matériel sous la forme d’une foire aux questions, l’une des plus anciennes et des plus naïves conventions Internet qu’il pouvait utiliser. Soulignant la priorité accordée à la spectacularisation et à la médiatisation sur la connaissance doctrinale, Brenton Tarrant exhorte ses partisans en ces termes : «Créez des mèmes, postez des mèmes et faites circuler des mèmes. Les memes ont plus apporté au mouvement ethnonationaliste que n’importe quel manifeste». [6]
En même temps, dans un effort pour paraître plus intellectuel, Tarrant produit un méli-mélo de références. Se préparant pour son grand jour, l’assaillant mélange des allusions exaltées à des batailles historiques de différentes époques ayant opposé la chrétienté et l’Empire ottoman [7] — considéré comme l’ancêtre des «envahisseurs» actuels — en y ajoutant des blagues et slogans racistes tirés de Mein Kampf d’Adolf Hitler.
La tendance à adopter une forme de radicalisation prête à l’emploi et sensationnelle se traduit par une caractéristique supplémentaire: l’absence de sélectivité dans le choix des figures inspiratrices. À des noms tels que Anders Breivik[8] et Alexandre Bissonnette[9], Tarrant ajoute les noms des individus du calibre de Luca Traini, dont l’attaque n’a causé aucun décès [10]. Le but premier d’une telle manœuvre était de gonfler son récit et de se donner le sentiment qu’il représente un mouvement en reliant ses actions à une longue lignée de guerriers aux opinions similaires [11].
En matière de discours et de rhétorique, le chevauchement croissant entre l’extrême droite et les islamistes radicaux est frappant ; on pourrait même l’appeler appropriation. Les groupes d’extrême droite ont commencé à théoriser sur la nécessité de ce qu’ils appellent directement un «djihad blanc», comme ce fut le cas de l’organisation néonazie britannique National Action, maintenant interdite, qui a modelé sa propagande sur l’exemple djihadiste. [12]
Les emprunts vont plus loin. Le radicalisme d’extrême droite commence à présenter une similitude structurelle avec le djihadisme; le mouvement étant de plus en plus acéphale, et composé de petites cellules peu connectées et dispersées au-delà des frontières. Tarrant s’est rendu à plusieurs reprises dans des pays ayant des antécédents d’extrémisme de droite et a exprimé son admiration pour ces pays. Le procureur général bulgare Sotir Tsatsarov a affirmé que Tarrant s’était rendu en Bosnie-Herzégovine, en Croatie, au Monténégro et en Serbie en 2016, faisant des escales sur des sites de bataille historiques dans la région. Il est retourné en Europe de l’Est en novembre 2018, en Bulgarie, en Hongrie et en Roumanie. M. Tsatsarov a déclaré que la Bulgarie mène présentement une enquête pour déterminer s’il entretenait des liens avec la population du pays. [13]
Conclusion
Au cours de la dernière décennie, 73,3 % de tous les meurtres liés à l’extrémisme intérieur aux États-Unis ont été perpétrés par des extrémistes de droite. [14] En Europe, une tendance similaire est visible. En Allemagne, par exemple, les services de renseignement nationaux ont observé une augmentation constante du nombre d’extrémistes de droite potentiellement violents, qui est actuellement estimé à 13 000. [15]
Avant l’avènement des médias sociaux, les médias étaient à même de jouer le rôle de gardiens qui pouvaient faire taire stratégiquement ceux qui cherchaient à utiliser la presse comme porte-parole. Un cas célèbre est celui de la presse noire américaine qui a choisi d’ignorer le Ku Klux Klan, sauf lorsqu’il a été question de souligner son déclin, et un phénomène similaire s’est produit plus tard avec des groupes juifs de défense des droits civils qui exhortaient les journalistes à ne pas redonner un souffle au Parti nazi américain. Aujourd’hui, les médias sociaux ont éliminé cet obstacle qui empêchait les voix extrémistes de trouver un public. [16]
Confirmant le mécanisme de renforcement mutuel, Daesh n’a pas tardé à profiter du massacre de Christchurch; le porte-parole du groupe a associé le meurtre de musulmans en Nouvelle-Zélande au meurtre de combattants de Daesh dans la dernière poche de résistance de son «califat», tout en exhortant les partisans à «se venger et prendre leur revanche» en occident. Une déclaration plus explicite jouant sur la dynamique de radicalisation réciproque a été publiée conjointement par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et Jama’at Nusrat al-Islam wa’l-Muslimeen (JNIM), appelant à la revanche contre l’«extrême droite en croisade». [17]
L’extrême droit spectaculaire émergente, tout comme son homologue djihadiste, sait comment exploiter toutes les ressources disponibles, et ses fondements idéologiques chaotiques ne la rendent pas moins dangereuse. En fait, comme en témoigne le succès sans précédent de Daesh en matière de recrutement, il existe une demande croissante de radicalisation superficielle, spectaculaire et divertissante. Les radicaux, de toutes sortes, ne veulent plus vraiment étudier, ce qu’ils veulent, c’est agir.
[1] Consulter par exemple J. Ebner, The Rage: The Vicious Circle of Islamist and Far Right Extremism, I.B. Tauris, Londres, 2018.
[2] J. A. Ravndal — T. Bjørgo, Investigating Terrorism from the Extreme Right: A Review of Past and Present Research, Perspectives on Terrorism, vol. 12, No 6, 2018, p. 6.
[3] Selon la perspective radicale djihadiste, les notions de Dār al-Ahd, «Terre de trêve» et Dār al-Ṣulḥ, «Terre de conciliation», qui, dans la doctrine islamique classique, désigne les territoires ayant conclu un traité de non-agression ou de paix avec les musulmans, n’ont plus d’importance.
[4] À l’origine, le terme Muruwwa désignait un ensemble de vertus tribales qui existaient avant l’islam.
[5] L’inspiration, ici, peut remonter à l’ouvrage Grand Remplacement, publié par le polémiste français d’extrême droite Renaud Camus en 2012.
«C’est le taux de natalité. C’est le taux de natalité. C’est le taux de natalité», dit le manifeste de Christchurch, faisant écho à la prémisse de Camus.
L’intellectuel français a condamné l’attaque de Christchurch, mais s’est déclaré heureux «que les gens prennent conscience de la substitution ethnique en cours».
[6] A. Humphreys, The Christchurch manifesto: a weaponization of the internet’s ranting troll culture, National Post, 16 mars, 2019.
[7] Par exemple: la bataille de Tours (732) m où les Francs vainquirent les Arabes d’al-Andalus dans le centre de la France, ou la bataille de Lépante (1571), où la victoire des Croisés mit fin à la domination ottomane en Méditerranée;
[8] Anders Breivik est un terroriste d’extrême droite norvégien qui a tué huit personnes en faisant exploser une fourgonnette à Regjeringskvartalet à Oslo, puis a tué 69 participants d’un camp d’été de la Workers’ Youth League (AUF) le 22 juillet 2011 sur l’île d’Utøya.
En 2012, il a été reconnu coupable de meurtre de masse, d’explosion mortelle et de terrorisme.
[9] Le 29 janvier 2017, Alexandre Bissonnette a tué six personnes et en a blessé dix-neuf au Centre culturel islamique du Québec, au Canada. En février dernier, Bissonnette a été condamnée à la prison à vie, sans possibilité de libération conditionnelle avant 40 ans.
[10] Luca Traini était membre et ancien candidat local de Lega Nord qui, le 3 février 2018, a tiré sur, et blessé six migrants africains à Macerata, en Italie. En octobre 2018, Traini a été condamné à 12 ans de détention.
Après les attentats de Christchurch, Luca Traini s’est dissocié de l’événement, déclarant regretter ses actes de violence.
[11] P. Neumann, Christchurch and the rise of the far right, The Washington Post, 19 mars, 2019.
[12] J. Ebner — A. Amarasingam, Calls for a ‘white jihad’ show how terrifyingly intertwined Islamists and the far-Right have become, The Telegraph, 7 septembre, 2017.
[13] New Zealand mosque shooting: What is known about the suspect?, BBC News,18 mars, 2019.
[14] The Soufan Center, IntelBrief: Right Wing Terrorism and ‘The Enemy Within’, 26 février, 2019.
[15] P. Neumann, Christchurch and the rise of the far right, The Washington Post, 19 mars, 2019.
[16] J. Donovan, How Hate Groups’ Secret Sound System Works, The Atlantic, 17 mars, 2019.
[17] SITE Intelligence Group, AQIM-JNIM Release Joint Statement on New Zealand Shootings, Call to Target « Crusader Far Right”, 18 mars.