Alberto Pagani est membre de la Chambre des représentants italienne (Camera dei Deputati, lit. «Chambre des députés») pour le Parti démocrate.
Expert de la radicalisation et du renseignement, il est l’auteur du livre Manuale di Intelligence e Servizi Segreti (“Handbook of Intelligence and Secret Services”).
Sara Brzuszkiewicz: Quels sont les niveaux actuels de radicalisation en Italie et quelles tendances peuvent être identifiées?
Alberto Pagani: Nous devons distinguer deux formes de radicalisation.
Toute idéologie perverse ou toute religion déformée produit des courants fondamentalistes, car tôt ou tard quelqu’un commencera à prêcher la nécessité de revenir aux fondamentaux pour en retrouver le sens pur.
L’islam est six siècles plus jeune que le christianisme, mais si nous remontons à l’époque médiévale, nous pouvons nous rendre compte que les approches fondamentalistes chrétiennes ont existé.
Cependant, nous pourrions dire que des groupes comme les Franciscains sont des fondamentalistes, parce qu’ils veulent que l’Église revienne à la frugalité du Christ, mais ils ne sont certainement pas violents.
De même, au sein de l’islam, l’on trouve des individus qui vivent leur foi de manière fondamentaliste et radicale sans embrasser la violence. De l’autre côté, il y a des individus qui croient avant tout en la violence et qui embrassent un courant religieux donné pour justifier leur propre vision violente du monde.
Je ne pense pas qu’en Italie, la première forme de radicalisation soit actuellement en hausse. Au contraire, la deuxième forme ne cesse de croître, favorisée à la fois par la propagande djihadiste en ligne et par les forces politiques du souverainisme, qui alimentent la haine des étrangers et l’islamophobie.
SB: Au cours des dernières années, des experts et des praticiens ont tenté d’étudier les raisons des niveaux de radicalisation plus faibles en Italie par rapport à des pays comme la France, la Belgique et le Royaume-Uni.
Les raisons sont nombreuses et vont de facteurs numériques, comme la moindre présence de musulmans de deuxième et troisième générations—qui sont notoirement plus vulnérables à la radicalisation—à l’absence d’un passé colonial, en passant par l’absence de quartiers dits ghetto, la compétence des services de renseignement italiens et une plus faible intervention militaire dans les pays à majorité musulmane.
Quelles sont les raisons les plus importantes à votre avis?
AP: Toutes les raisons que vous avez mentionnées contribuent à réduire l’ampleur du phénomène en Italie.
Le passé colonial [de pays comme la Grande-Bretagne et la France] a poussé les citoyens des anciennes colonies à émigrer vers la métropole au sein de laquelle ils pouvaient parler la langue, ayant ainsi plus de chances de s’intégrer et de trouver un emploi.
Les premières générations avaient généralement pour seul objectif de créer une vie dans le nouveau pays. D’une certaine manière, les premières générations avaient tendance à admirer les nouveaux pays. En revanche, leurs enfants et petits-enfants les détestaient et étaient désabusés par l’échec du processus d’intégration.
La plupart des terroristes qui ont perpétré des attentats en Europe sont des citoyens européens qui ont adopté l’idéologie djihadiste dans une sorte de réponse revancharde et revendicatrice à leurs échecs. Le djihadisme a pu offrir une affiliation symbolique et une identité forte à des individus qui ont grandi sans sentiment d’appartenance. Souvent, le processus de radicalisation est solitaire, très rapide, et comprend très peu de connaissances religieuses.
Revenons aux niveaux de radicalisation plus faibles en Italie: dans ce pays, les flux de migrants sont plus récents et plus homogènes, ce qui n’est pas le cas, par exemple, à Molenbeek à Bruxelles. En outre, l’homogénéité de la communauté des migrants facilite les activités de renseignement et de surveillance préventive.
SB: Quels sont les principaux moyens et outils de lutte contre le terrorisme et la radicalisation en Italie?
AP: Le renseignement et le contrôle social sur le terrain sont essentiels. Pour prévenir un phénomène, nous devons le connaître, et pour le connaître, nous devons l’observer et le surveiller.
Les forces de l’ordre et les services de renseignement italiens ont acquis une expérience et des connaissances cumulées au cours de la longue lutte contre le terrorisme politique et les organisations mafieuses.
Le contrôle social est extrêmement important car si un enseignant ou un entraîneur de football détecte les premiers signes de radicalisation chez un jeune, il peut contribuer à sa prévention.
Naturellement, il est aussi nécessaire d’impliquer les communautés musulmanes dans l’effort commun d’isoler et de combattre le radicalisme et de favoriser le dialogue avec l’aide du Conseil pour les relations avec l’islam italien (Consiglio per le Relazioni con l’Islam Italiano).
Les imams et les prédicateurs peuvent être des médiateurs efficaces pour garantir la pleine mise en œuvre des valeurs de coexistence, de légalité, de laïcité de l’État et d’égalité des sexes, au sein d’une société pluraliste sur les plans religieux et culturel.
SB: Quelles sont les faiblesses et les possibilités d’amélioration?
AP: Le Parlement doit encore voter une loi pour combattre la radicalisation. Il y a deux ans, une loi potentiellement efficace a été approuvée par la Chambre des représentants, mais la législature s’est achevée avant la fin de la procédure italienne complexe d’approbation finale des lois, alors nous devons à présent tout recommencer.
J’espère qu’il sera possible de rattraper rapidement le temps perdu car, pour lutter contre la radicalisation et atténuer la menace, il est indispensable d’impliquer différentes institutions, des écoles aux prisons, et de fournir aux praticiens sur le terrain les outils appropriés.
SB: De quels modèles européens de lutte contre l’extrémisme violent (LEV) et de prévention de l’extrémisme violent (PEV) l’Italie pourrait-elle s’inspirer?
AP: Je ne pense pas qu’il y existe de recettes que nous pourrions appliquer de manière passive. Je pense que chaque pays devrait trouver sa propre voie car il n’existe pas de solution unique.
En Italie, nous devrions essayer de trouver un point de convergence entre les différentes visions politiques et fixer un certain nombre d’objectifs communs.
Le premier objectif devrait être d’affaiblir le terreau politique et social de la haine, au lieu de l’alimenter avec ceux qui crient «les Italiens d’abord». Les autorités locales et les communautés doivent premièrement montré l’exemple.
Le dialogue et la coexistence fonctionnent toutefois si l’égalité des droits va de pair avec l’égalité des devoirs. C’est la raison pour laquelle nous devons promouvoir des valeurs et des principes fondateurs que chacun est censé partager, bien qu’ayant sa propre culture et sa propre religion.
Le deuxième objectif devrait être d’expérimenter—comme dans d’autres pays européens—des programmes de contre-radicalisation et de déradicalisation, puis de détecter les plus efficaces.
SB: La recrudescence des incidents xénophobes et racistes pourrait-elle provoquer une escalade de la radicalisation djihadiste? Pourquoi?
AP: Indéniablement, la droite alternative xénophobe et raciste représente le meilleur allié du djihadisme, puisqu’elle encourage sa stratégie de polarisation de la société. Plus les affrontements ethniques et religieux sont graves, plus il est facile pour les djihadistes de recruter de nouvelles personnes.
SB: Quelles sont vos perspectives à court terme? Le problème va-t-il s’aggraver?
AP: J’ai bien peur que oui. Nous n’assistons pas à des débordements localisés: c’est un processus enraciné dans un cadre mondial. C’est ainsi que nous devons l’envisager, si nous voulons obtenir des résultats tangibles.