Akram Umarov, analyste politique
Pendant de nombreuses années, le Turkménistan a été le pays d’Asie centrale le moins touché par la radicalisation religieuse et le terrorisme. Le pays n’a pas été confronté à des attaques terroristes de grande ampleur, ni à un mouvement insurrectionnel à grande échelle sur son territoire pendant la période de son indépendance. Les incidents terroristes mineurs qui se sont produits, liés aux groupes religieux radicaux, n’ont pas été largement commentés dans les sources d’information officielles.
Toutefois, l’importance de la présence de citoyens turkmènes en Syrie et en Iraq qui combattent sous les auspices de divers groupes terroristes montre que, malgré le fait qu’il n’y ait pas eu d’attentats à la bombe sur son territoire, le Turkménistan souffre d’un degré de radicalisation similaire à ses voisins. Le manque d’éducation, la pauvreté, l’augmentation des migrations et la politique isolationniste du pays contribuent à cette radicalisation au Turkménistan.
Situation actuelle
Le seul incident terroriste important lié à la radicalisation religieuse au Turkménistan s’est produit les 12 et 13 septembre 2008 à Achgabat, lorsqu’un groupe de personnes dirigé par Khudaiberdy Amandurdiyev, communément appelé «Ajdar» et décrit dans certaines sources comme un «militant islamique radical» [1], a pris le contrôle d’une usine d’embouteillage d’eau et a affronté pendant une journée les troupes gouvernementales [2]. Le nombre des victimes de cette attaque terroriste est incertain, le bilan variant entre une seule victime et plusieurs dizaines de personnes tuées [3].
La principale tendance à la radicalisation a été observée dans le nombre élevé de citoyens turkmènes qui ont rejoint les groupes terroristes en Syrie et en Irak après 2011. Selon les rapports de 2015, plus de 400 citoyens turkmènes ont rejoint l’Etat islamique (Daesh) et d’autres groupes religieux radicaux dans le Levant [4], soit un peu moins que les autres républiques d’Asie centrale comme le Kazakhstan (500 personnes) et le Kirghizstan (500 également) [5]. En outre, quatre combattants présumés de Daesh ont été arrêtés au sud-est du Turkménistan, près des frontières avec l’Afghanistan et l’Iran, en juin 2017 [6].
Les causes de la radicalisation
Le Turkménistan compte une population relativement faible qui s’élève à 5,8 millions d’habitants et de vastes ressources minérales naturelles qui lui donnent un PIB de 42,4 milliards de dollars américains [7]. Le pays dispose de réserves prouvées de pétrole équivalant à 600 millions de barils et jusqu’à 19,5 milliards de mètres cubes de gaz naturel [8]. Avec un PIB par habitant de 7,4 mille dollars américains, la Banque mondiale classe depuis 2012 le Turkménistan parmi les pays à revenu intermédiaires de la tranche supérieure [9]. Malgré ces chiffres économiques relativement élevés, il ne peut éviter une radicalisation religieuse due aux facteurs suivants:
Premièrement: en dépit d’une croissance économique tangible depuis la libération du Turkménistan de l’Union soviétique, la qualité du capital humain dans le pays, en particulier dans le secteur de l’éducation, ne reçoit pas une attention suffisante du gouvernement. Selon Clément et Kataeve, alors que l’âge d’activité de la population devrait augmenter d’un tiers en 2030, «l’investissement dans le capital humain est insuffisant pour permettre à la prochaine génération de citoyens turkmènes de trouver un emploi» [10]. La population est jeune, avec 43 % de la population étant âgée de moins de 24 ans.Chaque année, plus de 100 000 jeunes obtiennent leur diplôme d’études secondaire, mais les établissements d’enseignement supérieur existants ne peuvent admettre que 7% d’entre eux [12]. La mauvaise qualité de l’enseignement, la corruption et le manque de qualification du personnel à tous les niveaux de l’enseignement ont gravement influencé la situation globalement médiocre dans ce domaine [13].
Un problème connexe semble être l’insuffisance de l’éducation religieuse, tant au sein de la population en général qu’au sein des clercs qui sont chargés d’enseigner la compréhension aux autres dans les mosquées. Il n’y a qu’une seule madrassa (séminaire religieux) qui a été créée en 1991 à Dashhowuz après l’indépendance du pays afin de résoudre le problème de la forte demande de personnel qualifié capable de travailler dans les mosquées [14]. En même temps, le gouvernement ne soutient pas les mollahs qui voyagent à l’étranger pour se former dans des centres d’éducation religieuse étrangers [15].
Deuxièmement: Après la crise financière mondiale de 2008, la situation économique du Turkménistan s’est progressivement détériorée. Le pourcentage élevé du budget qui dépend des recettes d’exportation du gaz naturel et le nombre limité d’acheteurs de ce gaz font que le Turkménistan est dépendant de ses pays acheteurs. L’explosion du gazoduc en 2009 a considérablement entravé la coopération entre la Russie et le Turkménistan [16]. Le Turkménistan a interrompu ses exportations de gaz vers l’Iran en janvier 2017 en raison de différends avec Téhéran au sujet des prix et de la régularité dans les paiements [17]. Après ces décisions, la Chine est devenue le seul acheteur externe de gaz turkmène, ce qui a entraîné une baisse substantielle des recettes provenant des exportations.
Les problèmes de second ordre étaient si graves qu’ils ont conduit à une restriction de la conversion ouverte de la monnaie nationale, à une augmentation de la migration de la population et même à une pénurie alimentaire dans les réseaux de vente au détail appartenant à l’État dans tout le pays, où les prix avaient été fixés et subventionnés. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime le taux de chômage à 4 % [19], mais certains analystes supposent que ces chiffres sont en réalité plus élevés – peut-être beaucoup plus, autour de 50 à 60 % de la population adulte [20]. Ces conditions, combinées à la situation économique instable, l’inflation croissante et la différence croissante entre le taux officiel et réel de la monnaie nationale, stimulent les gens à chercher de nouvelles opportunités à l’étranger.
La principale destination des migrants turkmènes a été la Turquie, qui bénéficie d’un régime d’exemption de visa avec le Turkménistan, l’autre, quoique dans une moindre mesure, étant la Russie. Dans les deux cas, cela a créé de nouvelles possibilités pour les groupes terroristes radicaux de recruter davantage de Turkmènes dans leurs structures [21]. Selon les rapports, des citoyens turkmènes sont devenus membres de Daesh [22], de Jabhat al-Nusra (Al-Qaida en Syrie) [23], et de nombreux autres. Il est intéressant de noter que les flux de combattants étrangers par habitant en provenance du Turkménistan en Syrie sont de 1 sur 14 000, ce qui est très proche des résultats des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord qui sont les principaux fournisseurs des militants de cette zone de conflit [24].
Troisièmement: Le Turkménistan mène une politique très isolationniste et contrôle strictement tous les flux entrants et sortants de personnes, et ces restrictions engendrent leurs propres problèmes. Il est très difficile d’obtenir des informations fiables sur les processus internes du pays et des statistiques sur son développement socio-économique. Les activités religieuses sont étroitement surveillées par les agences gouvernementales et même le pèlerinage à La Mecque et à Médine n’est limité qu’à 188 personnes par an, ce qui est bien inférieur au quota attribué au Turkménistan par le gouvernement saoudien [25]. Cette politique vise à contrôler la migration de la population en utilisant de vastes «listes noires» de personnes qui sont interdites de quitter le pays, ce qui conduit les gens à chercher des moyens alternatifs et illégaux pour quitter le Turkménistan et offre davantage d’opportunités aux radicaux d’exploiter le mécontentement.
Conclusion
Le Turkménistan est rarement mentionné dans les médias du monde entier comme une cible des groupes radicaux ou comme un fournisseur d’hommes dans leurs rangs. Cela s’explique au moins en partie par le fait qu’il n’a jamais été confrontée à des attaques terroristes importantes et persistantes de la part de radicaux religieux. Cependant, le pays a été confronté à une tendance radicale similaire à celle de ses voisins d’Asie centrale L’aggravation de la situation économique, l’aggravation de la pauvreté et du chômage, l’insuffisance et la limitation des possibilités d’accès à l’éducation laïque et religieuse, le contrôle étroit de toutes les activités religieuses de la population et les nombreuses restrictions imposées par l’État à ces activités contribuent à une radicalisation religieuse accrue. Dans le même temps, le Turkménistan dispose encore de nombreux avantages qui lui permettraient d’améliorer cette situation, notamment ses vastes ressources énergétiques, sa faible population, sa situation économique stratégique et sa capacité, s’il le souhaite, de renforcer sa coopération avec les centres islamiques régionaux et internationaux modérés. Une utilisation efficace de ces possibilités pourrait inverser sensiblement la tendance à la radicalisation dans le pays.
Références
[1] Bruce Pannier. Turkmen Opposition Leader Offers Different Version Of Ashgabat Shoot-Out. // RFE/RL, 25 septembre 2008. https://www.rferl.org/a/Different_Version_Of_Ashgabat_ShootOut/1291534.html
[2] Richard Pomfret. The Central Asian Economies in the Twenty-First Century: Paving a New Silk Road. Princeton University Press, 2019. 328 pages. p.146
[3] Valentinas Mite. Details About Shooting In Turkmen Capital Remain Unclear. // Eurasianet, 14 septembre 2008. https://eurasianet.org/details-about-shooting-in-turkmen-capital-remain-unclear
[4] Richard Barrett. Beyond the caliphate: Foreign fighters and the Threat of Returnees. // The Soufan Center, 31 October 2017. p.12-13
[5] Ibid.
[6] “Azatlyk”: 4 alleged ISIS militants detained in Turkmenistan. // Chronicles of Turkmenistan, 1 août 2017. https://en.hronikatm.com/2017/08/azatlyk-4-alleged-isis-militants-detained-in-turkmenistan/
[7] Country Context: Turkmenistan. // The World Bank, 2019. https://www.worldbank.org/en/country/turkmenistan/overview
[8] BP Statistical Review of World Energy. // British Petroleum, Jjuin 2018. https://www.bp.com/content/dam/bp/business-sites/en/global/corporate/pdfs/energy-economics/statistical-review/bp-stats-review-2018-full-report.pdf
[9] Country Context: Turkmenistan. // The World Bank, 2019. https://www.worldbank.org/en/country/turkmenistan/overview
[10] Victoria Clement and Zumrad Kataeva. The Transformation of Higher Education in Turkmenistan: Continuity and Change. In: Huisman J., Smolentseva A., Froumin I. (eds) 25 Years of Transformations of Higher Education Systems in Post-Soviet Countries. Palgrave Studies in Global Higher Education. Palgrave Macmillan, Cham, 2018. p.388
[11] Central Asia: Turkmenistan. // CIA Factbook, 2019. https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/print_tx.html
[12] Victoria Clement and Zumrad Kataeva. The Transformation of Higher Education in Turkmenistan: Continuity and Change. In: Huisman J., Smolentseva A., Froumin I. (eds) 25 Years of Transformations of Higher Education Systems in Post-Soviet Countries. Palgrave Studies in Global Higher Education. Palgrave Macmillan, Cham, 2018. p.389
[13] Slavomír Horák. Educational Reforms in Turkmenistan: Good Framework, Bad Content? // Central Asia Program, the George Washington University. Central Asia Policy Brief No.11, septembre 2013. http://files.slavomirhorak.net/200000251-4f80e507b2/Policy_Brief_11%2C_September_2013.pdf
[14] World Almanac of Islamism: Turkmenistan. // American Foreign Policy Council, 21 septembre 2018. http://almanac.afpc.org/Turkmenistan
[15] Ibid.
[16] Russia blamed for pipeline blast. // BBC, 10 April 2009. http://news.bbc.co.uk/1/hi/world/asia-pacific/7993625.stm
[17] Bozorgmehr Sharafedin. Iran ready to seek arbitration in Turkmenistan gas row. // Reuters, 29 janvier 2018. https://www.reuters.com/article/us-turkmenistan-iran-arbitration/iran-ready-to-seek-arbitration-in-turkmenistan-gas-row-idUSKBN1FI18K
[18] Ryskeldi Satke. Understanding Turkmenistan’s Food Shortages. // The Diplomat, 13 décembre 2018. https://thediplomat.com/2018/12/understanding-turkmenistans-food-shortages/
[19] Country profile: Turkmenistan. // International Labour Organization, 2019. https://www.ilo.org/ilostat/faces/oracle/webcenter/portalapp/pagehierarchy/Page21.jspx;ILOSTATCOOKIE=qilBz49e2N7g3E-93Jm5QDRCOX2ds6OXx6o_tLDuDMHnDncAIKKV!595095360?_afrLoop=1068036336011752&_afrWindowMode=0&_afrWindowId=null#!%40%40%3F_afrWindowId%3Dnull%26_afrLoop%3D1068036336011752%26_afrWindowMode%3D0%26_adf.ctrl-state%3Dd2do3i2ro_4
[20] Turkmenezuela: Turkmenistan finds a novel solution to mass emigration. // The Economist, 5 juillet 2018. https://www.economist.com/asia/2018/07/05/turkmenistan-finds-a-novel-solution-to-mass-emigration
[21] Spouses of ISIS militants, including Turkmen citizens, are being held in the Iraq camp. // Chronicles of Turkmenistan, 16 septembre 2017. https://en.hronikatm.com/2017/09/spouses-of-isis-militants-including-turkmen-citizens-are-being-held-in-the-iraq-camp/
[22] Ibid.
[23] Katya Kumkova .Turkmenistan: Was a Turkmen Militant Captured in Syria? //Eurasianet, 24 juin 2013. https://eurasianet.org/turkmenistan-was-a-turkmen-militant-captured-in-syria
[24] Thomas F. Lynch III, Michael Bouffard, Kelsey King, and Graham Vickowski. The Return of Foreign Fighters to Central Asia: Implications for U.S. Counterterrorism Policy. //Center for Strategic Research, Institute for National Strategic Studies, National Defense University, octobre 2016. https://ndupress.ndu.edu/Portals/68/Documents/stratperspective/inss/Strategic-Perspectives-21.pdf
[25] World Almanac of Islamism: Turkmenistan. // American Foreign Policy Council, 21 septembre 2018. http://almanac.afpc.org/Turkmenistan