Akram Umarov
Introduction
Tout juste après la chute de l’empire soviétique en 1991, la Turquie est devenue un important partenaire des pays d’Asie centrale. Ainsi, la Turquie a-t-elle élargi son influence géopolitique vers les jeunes nations de la région en misant sur une histoire et une culture communes. Ankara soutenait activement la dissémination du panturquisme dans la région à travers la création d’écoles turques en Asie centrale, l’offre de bourses d’étude permettant aux jeunes de ces régions d’étudier en Turquie et la promotion des échanges culturels.
Les écoles et universités turques implantées en Asie centrale ont joué un rôle important non seulement dans la promotion du panturquisme, mais aussi dans l’enseignement islamique. Les pays de la région qui soutenaient ces écoles au début sont par la suite devenus méfiants. Ils soupçonnaient un « programme secret »[i] de prosélytisme d’une idéologie religieuse extrémiste et d’encouragement de l’espionnage de haut niveau dans de nombreux pays. L’analyse actuelle de ce problème témoigne de l’intention du mouvement Nurcu et des partisans de Fethullah Gülen d’encourager leur version de l’éducation islamique et d’infiltrer des alliers dans l’exécutif des pays d’Asie centrale. Cependant, les membres du mouvement Nurcu n’ont pas mené des actions terroristes dans la région.
Contexte
La Turquie était l’un des premiers pays du monde à encourager et saluer l’acquisition de l’indépendance des pays d’Asie centrale. Au cours des années 1990, la langue et les liens historiques et culturels communs ont contribué de manière significative à accroître la présence turque dans la région. En plus d’améliorer ses relations économiques avec les pays de la région, l’une des raisons de l’intérêt de la Turquie pour l’Asie centrale était qu’elle voulait y implanter un état laïque et démocratique à prédominance musulmane[ii].
Les pays de la région sont même allés jusqu’à reproduire le système turc en créant l’assemblée spirituelle musulmane dirigée par le Grand Mufti (un leader religieux) et une commission étatique laïque en charge des affaires religieuses pour veiller à la conformité de toutes les organisations religieuses avec la législation et les exigences établies[iii].
Activités principales
Le président Turgut Özal a activement encouragé la discrète expansion du pouvoir turc dans la région, avec l’objectif principal de créer des écoles et des universités en Asie centrale[iv]. Ankara a offert des programmes des bourses permettant aux étudiants d’Asie centrale de poursuivre leurs études en Turquie[v]. Le gouvernement turc a également élargi la diffusion, en Asie centrale, des chaines télévisées nationales pour accroître sa présence culturelle dans la région[vi]. Le mouvement Nurcu doit son nom au théologien turc Saïd Nursî. Son disciple Fethullah Gülen créera plus tard son propre mouvement et assurera la prolifération des écoles en Asie centrale[vii].
Entre 1991 et 1999, 29 écoles ont été créées au Kazakhstan, 18 en Ouzbékistan, 16 au Turkménistan, 12 au Kyrgyzstan et 5 au Tadjikistan, pour un total de 16 000 élèves inscrits dans ces écoles[viii]. Au cours des années 2000, le nombre d’écoles a considérablement augmenté au Kyrgyzstan et au Kazakhstan. À cause de sérieux problèmes socio-économiques, des revenus limités et d’un système éducatif en crise combiné à la chute de l’empire soviétique, ces nouvelles écoles étaient une alternative importante, offrant des infrastructures modernes et une éducation de qualité. De ce fait, les enseignants turcs étaient très célèbres. Les écoles turques produisaient des érudits. Plus tard, les sympathisants de Nursî et de Gülen créeront de nombreuses universités turques à l’instar de Süleyman Demirel au Kazakhstan, Atatürk Ala-Too au Kyrgyzstan et Turkmen-Turk au Turkménistan[ix].
Les partisans de Gülen faisaient très attention à la manière de répandre leur idéologie religieuse. Ils étaient au courant des inquiétudes et soupçons des gouvernements d’Asie centrale vis-à-vis de leurs activités dans la région. Au lieu de répandre l’idéologie religieuse de manière directe (tabligh), ils le faisaient en montrant l’exemple (temsil), dans le strict respect des règles suivantes : être ouvert et gentil avec les gens, être hautement cultivé et respecter les règles morales[x]. Les étudiants vivaient dans des dortoirs spéciaux avec leurs enseignants et étaient en contact permanent avec eux. Étant donné que ces écoles acceptaient des élèves à partir du cycle secondaire, et les formaient jusqu’à ce qu’ils soient admis à l’université, les enseignants turcs pouvaient échanger pendant longtemps avec leurs élèves et tisser des liens étroits avec eux.
Conséquences
Malgré sa prudence, le mouvement attirait l’attention des gouvernements de la région. Après les attaques terroristes de Tachkent en février 1999, toutes ces écoles furent fermées et leurs enseignants expulsés[xi]. L’Ouzbékistan a pris des mesures énergiques contre les mouvements Nurcu et Gülen en proscrivant leurs activités, expulsant et poursuivant tous leurs adhérents en justice. Le mouvement Nurcu et son idéologie étaient par la suite qualifiés d’« extrémistes et fondamentalistes »[xii]. En 2011, le Turkménistan avait également ordonné la fermeture de toutes les écoles turques sur l’étendue de son territoire, excepté celle de Mustafa Kemal Atatürk à Achgabat[xiii].
En 2003, l’avènement en Turquie du Parti pour la Justice et le Développement (PJD), un parti très proche des mouvements Nurcu et Gülen, a augmenté la méfiance dans certains pays d’Asie centrale quant à la sincérité de ses aspirations. Après la fermeture en 2015 des écoles en Ouzbékistan et au Turkménistan, le Tadjikistan a également ordonné la fermeture des écoles turques sur l’ensemble de son territoire[xiv]. Cette décision s’inscrit en droite ligne de la déclaration de Dushanbe sur la réduction des organisations religieuses actives dans le pays et l’interdiction des activités du parti de la renaissance islamique au Tadjikistan.
Après le coup d’État manqué de 2016 en Turquie, Ankara accusait le mouvement Gülen d’en être responsable. L’état turc a invité tous les pays ayant des écoles Gülen et Nurcu à les changer en nouvelles administrations, selon les exigences de la fondation « Maarif »[xv]. Le Kazakhstan et le Kyrgyzstan à défaut de le faire ont plutôt renforcé le contrôle de leurs activités. Les membres du mouvement Nurcu ont été reconnus coupables de dissémination de l’idéologie extrémiste et fondamentaliste et de création d’organisations religieuses illégales en Ouzbékistan et au Turkménistan entre 2009 et 2016.
Conclusion
Les écoles turques ont été créées en Asie centrale au cours des années 1990 en vue d’encourager le panturquisme et promouvoir l’enseignement religieux dans la région, avec l’aide du gouvernement. Les écoles opèrent de manière prudente et circonspecte, compte tenu du fait que les gouvernements de la région se méfient de leurs activités au plus haut point. Au lieu de prêcher leur idéologie, les enseignants montrent eux-mêmes l’exemple et tissent des liens avec leurs étudiants. Cette approche minutieuse leur a permis de poursuivre leur travail au Kazakhstan et au Kyrgyzstan malgré les écoles fermées et les poursuites judiciaires en Ouzbékistan, au Tadjikistan et au Turkménistan.
Après que le mouvement Gülen ait été qualifié d’organisation terroriste par la Turquie en 2016, la présence des écoles en Asie centrale a considérablement diminué. Connaissant les craintes des gouvernements nationaux, ces écoles ont remplacé la plupart des enseignants turcs sur le plan national, et amélioré la transparence de leurs activités vis-à-vis des élèves. Par conséquent, la présence des adhérents Nurcu et Gülen est plus faible et les diplômés des écoles turques ne sont pas considérés comme des membres de ces organisations. La recherche menée[xvi] démontre que les écoles avaient effectivement un programme secret, celui du prosélytisme et de l’expansion de l’idéologie dans la région. Cependant, elles ne sont pas impliquées dans les actes terroristes de l’Asie centrale et possèdent des capacités limitées pour exercer dans l’ombre.
[i] Paul Alexander. Turkey on Diplomatic Push to Close Schools Linked to Influential Cleric. //VOA news, 31 August 2017. https://www.voanews.com/europe/turkey-diplomatic-push-close-schools-linked-influential-cleric
[ii] Cennet Engin Demir, Ayse Balci & Fusun Akkok (2000) ‘The role of Turkish schools in the educational system and social transformation of Central Asian countries: The case of Turkmenistan and Kyrgyzstan’, Central Asian Survey, 19:1, 141–155, DOI: 101,080/713656175
[iii] Bayram Balci. Turkey’s Religious Outreach and the Turkic World. //Hudson Institute, 11 March 2014. https://www.hudson.org/research/10171-turkey-s-religious-outreach-and-the-turkic-world
[iv] Thomas Wheeler. Turkey’s role and interests in Central Asia. //Saferworld, October 2013. https://www.saferworld.org.uk/downloads/pubdocs/turkeys-role-and-interests-in-central-asia.pdf
[v] Gonul Tol. Turkey’s Bid for Religious Leadership: How the AKP Uses Islamic Soft Power? //Foreign Affairs, 10 January 2019. https://www.foreignaffairs.com/articles/turkey/2019-01-10/turkeys-bid-religious-leadership
[vi] Görkem Dirik. From hostility to fraternity: Turkish-Uzbek relations. //Daily Sabah, 21 June 2019. https://www.dailysabah.com/op-ed/2019/06/21/from-hostility-to-fraternity-turkish-uzbek-relations
[vii] Zeyno Baran, S. Frederick Starr, Svante E. Cornell. Islamic Radicalism in Central Asia and the Caucasus: Implications for the EU. //Silk Road Paper, July 2006. https://www.files.ethz.ch/isn/30281/14_Islam_Radicalisim_Central_Asia.pdf
[viii] Bayram Balci (2003) ‘Fethullah Gülen’s Missionary Schools in Central Asia and their Role in the Spreading of Turkism and Islam’, Religion, State & Society, 31:2, 151–177, DOl: 101,080/0963749032000074006
[ix] Serkan Demirtaş. Turkish intelligence agency report describes massive global Gülenist organization. //Hurriyet Daily News, 29 May 2017. http://www.hurriyetdailynews.com/turkish-intelligence-agency-report-describes-massive-global-gulenist-organization–113634
[x] Bayram Balci. Turkey’s Religious Outreach and the Turkic World. //Hudson Institute, 11 March 2014. https://www.hudson.org/research/10171-turkey-s-religious-outreach-and-the-turkic-world
[xi] Sebastiano Mori and Leonardo Taccetti. Rising Extremism in Central Asia? Stability in the Heartland for a Secure Eurasia. //European Institute for Asian Studies, February 2016. http://www.eias.org/wp-content/uploads/2016/04/EIAS_Briefing_Paper_2016_Mori_Taccetti_Central_Asia.pdf
[xii] Uzbek court jails members of Turkish Islamic sect. //UzDaily. com, 19 February 2009. https://www.uzdaily.uz/en/post/4950
[xiii] Catherine A. Fitzpatrick. Turkmenistan: Turkish Schools Closed Amid Concerns of Spread of Nurchilar Movement//Eurasianet, 22 August 2011. https://eurasianet.org/turkmenistan-turkish-schools-closed-amid-concerns-of-spread-of-nurchilar-movement
[xiv] Samantha Brletich. Tajikistan, Turkey and the Gülen Movement. //The Diplomat, 21 August 2015. https://thediplomat.com/2015/08/tajikistan-turkey-and-the-gulen-movement/
[xv] Barçın Yinanç. FETÖ schools abroad handed over to Turkey saw rise in student numbers: Foundation head. //Hurriyat Daily News, 4 February 2019. http://www.hurriyetdailynews.com/feto-schools-abroad-handed-over-to-turkey-saw-rise-in-student-numbers-foundation-head-140982
[xvi] Bayram Balci (2003) ‘Fethullah Gülen’s Missionary Schools in Central Asia and their Role in the Spreading of Turkism and Islam’, Religion, State & Society, 31:2, 151–177, DOl: 101,080/0963749032000074006