David Young, journaliste irlandais
La radicalisation de la jeunesse continue sans répit dans les centres urbains à travers l’Irlande. Néanmoins cette tendance à peu à voir avec les idéaux politiques ou religieux. Elle est plutôt motivée par la croissance d’une culture de gang et sous-tendue par le dénuement social. La raison précise de cette transformation sociétale qui incite les individus à faire des choix de vie si radicaux recouvre un large spectre d’interprétations.
Récemment, des chercheurs du University College London (UCL), (qui font partie d’une équipe internationale) sont parvenus à apporter un nouvel éclairage sur le phénomène de la radicalisation grâce aux techniques d’euroimagerie, tant pour cartographier la réponse du cerveau des jeunes musulmans radicalisés à Barcelone que pour observer la manière dont il réagissent au fait d’être socialement marginalisés. Ils ont notamment découvert que : « les comportements des adeptes extrémistes semblent s’intensifier après l’exclusion sociale. », par ailleurs : « la radicalisation fait suite à un sens d’isolement par rapport à la société.»[1]
Même si « le concept de radicalisation ne repose nullement sur des bases aussi bien solides que claires tels qu’il est généralement admis par plusieurs », ce terme renvoie généralement au processus d’adoption d’un système de croyances extrémistes et au développement d’une volonté d’utiliser, soutenir ou favoriser la violence comme moyen d’opérer un changement social. [2] Il reste encore beaucoup à dire sur ce dernier concept que la définition pratique de « la socialisation avec l’extrémisme qui se manifeste au moyen de la terreur. », ou le djihadisme et la recherche menée par l’UCL offre une nouvelle plate-forme à partir de laquelle observer la radicalisation au sein d’une couche sociale qui ne fait pas nécessairement l’objet du militantisme et de conflits religieux tel que celle des quartiers défavorisés de Limerick.
D’après le Dr Robert F. Hesketh, enseignant de justice pénale à l’Université John Moores de Liverpool : « le mot ‘radicalisation’ a été détourné par la lutte contre le terrorisme et est devenu synonyme d’‘extrémisme’. Mais la radicalisation survient dans nos villes de manière quotidienne lorsqu’enfants et adolescents rejoignent les effectifs des gangs de rue. » [3]
Hesketh considère que la tendance pour les medias d’associer la radicalisation au fondamentalisme politico-religieux a eu pour effet de négliger la culture de gang et le processus de recrutement de nouveaux membres comme moyen de radicalisation au sein de nos communautés. Il affirme que l’inégalité et le dénuement social motive de nouvelles recrues à s’écarter de la société traditionnelle, étant donné qu’ils ressentent le manque d’une opportunité réelle d’avoir une véritable direction pour leurs propres vies. [4]
En Irlande, l’organisme de bienfaisance Social Justice Ireland, rapporte qu’un enfant sur cinq (de moins de 16 ans) vit en dessous du seuil de pauvreté, ce qui signifie qu’une part considérable de la population se retrouve en dehors des marges de la société traditionnelle. [5]. Ces chiffres s’accroissent au fur et à mesure qu’on pénètre les nombreuses zones socialement défavorisées du pays. Sur les 79 points noirs identifiés dans le pays, la ville de Limerick est historiquement responsable de près du quart de ces zones sans compter que la ville abrite huit des dix lieux en tête de liste. Dans un contexte où les points noirs indiquent généralement que le taux de chômage dépasse les 27 %, ces régions de Limerick présentent un taux de chômage au-delà des 35 % [ 6].
En revanche, depuis mai 2019, le taux de chômage national en Irlande est inférieur à 5 %, ce qui à première vue suppose qu’il s’agit d’un marché de l’emploi urgent, ce à quoi il faut ajouter une décennie d’austérité imposée en raison de la crise économique survenue en 2008. [7]. Toutefois, il est bien plus probable que cela soit révélateur d’une plus grande fissure entre les couches sociales irlandaises et d’une exacerbation de l’exclusion sociale, qui n’est ressentie nulle part ailleurs aussi profondément que dans ces points noirs avec Limerick comme point le plus fortement touché. Dans un contexte où enfants et adolescents sont abandonnés par la société, les gangs peuvent s’infiltrer dans la vie des individus pour les enrôler dans des actes criminels.
C’est exactement la découverte faite par le professeur Sean Redmond, analyste de données au sein du département de l’enfance, lors d’une étude menée à l’université de Limerick. Dans un rapport publié en 2017, intitulé Lifting the Lid on Greentown (Lever le voile sur Greentown), un nom fictif adopté en vue de protéger cette communauté, son équipe de recherche et lui ont démontré les faits suivants : « les réseaux criminels jouent un rôle considérable en encourageant et en contraignant les enfants à se livrer des actes criminels. ». [8] Sur une période de quatre années, les études de Redmond ont découvert comment les gangs exploitent systématiquement des enfants d’à peine 11 ans au moyen de l’alcool, la drogue et l’aspiration à obtenir un statut dans leurs communautés.
Redmond conclue que ces gangs minent les communautés irlandaises et persistent à le faire en commettant des cambriolages, des vols et des infractions liées à la drogue. Un tel isolement par rapport à la société traditionnelle est désormais considéré comme un facteur de premier ordre qui favorise la criminalité. Conor Gallagher, correspondant des affaires criminel au Irish Times, fait echo du rapport de Redmond et prévient que la délinquance juvénile est un réel problème dans la société irlandaise. Il montre en détail que : « environ un crime sur dix est commis par un enfant. » [9] L’attitude d’hostilité envers l’autorité adoptée par les jeunes dans ces communautés est une radicalisation. Étant donné qu’ils sont en marge de la société traditionnelle, ils s’efforcent d’opérer des changements sociaux en leur faveur, en commençant par l’adhésion à un gang.
Mais comment l’ordre public fait-il pour s’effondrer aussi radicalement de manière à laisser les gangs se répandre pour semer l’anarchie et l’inertie ? La réponse est l’anomie. Au sein d’une société ou chez un individu, l’anomie est une condition d’instabilité résultant d’une baisse des normes et valeurs ou d’un manque d’objectif ou d’idéal ». En outre, c’est cette déconnexion de la société qui s’est produite dans un certain nombre parcs immobiliers de l’ingénierie sociale de Limerick. [10] Dans ces communautés, l’anomie a engendré le désespoir et a été propice à une culture de criminalité.
Il y a sept ans de cela, en tant que journaliste d’un grand journal national, j’ai visité les communautés en difficulté de Limerick qui bordent le nord et le sud du centre-ville. Ces deux emplacements sont bien connues pour être défavorisés, ayant eu un passé glorieux qui remonte à leur construction dans les années 70, de nos jours, elles figurent parmi les zones les plus défavorisées d’Europe. Les activistes de cette communauté m’ont chaperonné à travers leurs quartiers afin de me montrer la dévastation et la destruction causées par les criminels et les délinquants qui vivent parmi eux.
L’histoire est celle d’un programme de régénération manqué, lancé en 2008, avec la promesse de milliards d’Euros, mais qui depuis a incroyablement mal tourné. Afin d’insuffler la vie aux communautés, d’éliminer les handicaps liés à l’éducation et d’endiguer la vague de la criminalité, 3 000 logements devaient être démolis ou reconstruits. À ce jour, uniquement 1 000 démolitions ont eu lieu, avec 260 logements construits (pas tous dans la zones destinées à la régénération), et 1 400 logements auraient été réhabilités dans les quatre propriétés marquées.
Naturellement, les communautés ont souffert à cette période de flux exceptionnel. Tommy Daly, le président de l’Alliance des résidents de Moyross a fait cette analyse perspicace en 2012 : « Nous sommes juste une communauté laissée là-bas à pourrir. Tout ce qu’il reste maintenant ce sont des gens qui ont le moral à zéro. Venez à Moyross et vous verrez d’énormes trous béants, des maisons arrachées de partout… Il y avait 1 000 logements à Moyross et 400 d’entre eux ont été démolis… Ce qu’ils ont fait est immoral. C’est une honte…Un député Roumain l’a appelé un pays développé du tiers-monde. » [11] Aujourd’hui, il résume simplement la régénération à un « gaspillage d’argent. »
Cathal McCarthy, président de la Limerick Regeneration Watch (organe d’observation du programme de régénération), se sert de ses propos depuis 2012 : « Je ne crois pas vraiment que l’agence de régénération ait jamais eu l’intention de nous aider. Ils sont venus achever ces communautés. Leur plan était de vider ces zones. On peut parler d’élimination de comportements antisociaux mais cela n’explique pas le fait que les gens affichent un comportement antisocial. La régénération sociale est liée aux valeurs des gens. Cela prend des années. Mais s’ils avaient adopté cette approche, les gens auraient changé d’attitude ».
Avant la fin de son mandat en tant que PDG de l’agence de régénération, Brendan Kenny a qualifié le Limerick des années 2000 d’«aussi proche de l’anarchie en ce moment que nulle part ailleurs dans le monde. » et a avoué qu’il n’avait jamais vu une situation aussi mauvaise. [12]
Qu’est-ce qui a été fait avant que l’agence ne soit dissoute en 2012 ? Malheureusement, très peu. Le chômage et l’exclusion sociale restent les thèmes qui prévalent dans un paysage ravagé. Cette dure réalité est que sous le couvert de la régénération, ces communautés ont été mises en pièce, de nouvelles maisons pourraient être construites, mais la reconstruction des communautés prendra beaucoup plus de temps.
Tout au long des années 2000, la célèbre famille Dundon a dominé l’actualité, a assombri Limerick, et a suscité l’intérêt des médias nationaux sur les repaires de gangs de Limerick. Le traffic de drogue et le meurtre a défrayé la chronique alors qu’un petit nombre de familles se disputait pour un terrain dans la ville, et ont laissé des familles terrifiées derrière eux. En particulier, les tirs et les activités criminelles en plein jour ont considérablement diminué depuis le temps en raison d’une rigueur renforcée, d’une police dédiée et des lois plus sévères.
Néanmoins, la criminalité n’a pas été éradiquée de ces communautés, loin de là. Selon les estimations de McCarthy, les grands trafiquants sont encore présents, inaperçus, esquivant la tragédie du gang Dundon et opérant en toute liberté, il s’agit sans doute là d’un fléau plus insidieux pour les communautés, alors que le commerce de la drogue est aujourd’hui davantage épinglé de manière subtile au tissu social de Limerick.
« Le taux de désertion sociale, le chômage, les comportements antisociaux… sont tous plus terribles que jamais. », d’après Mc Carthy. « De plus, au fond de ma rue, des gangs de plus de quarante membres peuvent se réunir. Ces adolescents instables et laissés pour compte ne viennent pas tous dans les comtés environnants, les réseaux sociaux ont permis aux membres reconnus d’attirer d’autres, venus de toute la ville et des comtés environnants afin de s’assembler pour participer à des activités antisociales, allant du vandalisme à l’agression », alors, ajoute-t-il, « rien n’a vraiment changé. »
Si des communautés telles celles de Limerick sont abandonnées sans la moindre capacité d’agir, l’histoire, les documents journalistiques et les récentes recherches laissent tous prévoir des types de comportement hostiles et violents. Refuser l’égalité d’accès à l’éducation, à l’épanouissement personnel, à l’emploi, et aux perspectives pour une vie pleine de sens, cela résulte tragiquement à la direction opposée c’est-à-dire au nihilisme et à l’égocentrisme, ce qui aboutit à une nouvelle jeunesse radicalisée. Que ce soit à Limerick ou partout ailleurs dans le monde.
Références
[1]Townsend, M. (6 janvier 2019). « Des scan cérébraux révèlent que l’exclusion sociale produit des jihadistes » extrait de https://www.theguardian.com/uk-news/2019/jan/06/social-exclusion-radicalisation-brain-scans
[2]Schmid, A. P. (27-03-2013). «Radicalisation,De-Radicalisation,Counter-Radicalisation:AConceptualDiscussionandLiteratureReview ». Centre international de lutte contre le terrorisme— La Haye (TCPI).
[3]Hesketh, R. F. (17 novembre 2017). « La radicalisation n’est pas juste une stratégie terroriste, les gangs la pratique tous les jours. » Extrait de https://theconversation.com/radicalisation-is-not-just-a-terrorist-tactic-street-gangs-do-it-every-day-86714
[4] Ibid.
[5]Social Justice Ireland. (17 avril 2019). « Les effets de la pauvreté sur les enfants ont des effets profonds et durables. » Extrait de https://www.socialjustice.ie/content/policy-issues/effects-child-poverty-are-deep-and-long-lasting
[6]The Journal.ie.(15 juin 2017). “ Il existe 79 points noirs en matière de chômage en Irlande, Limerick étant le point le plus affecté » Extrait de https://www.thejournal.ie/employment-ireland-3445102-Jun2017/
[7]Bureau central de Statistique. (juin 2019).Taux de chômage mensuel. Extrait de https://www.cso.ie/en/releasesandpublications/er/mue/monthlyunemploymentmay2019/
[8]Redmond, S. « Lever le voile sur Greentown. » Extrait de https://ulsites.ul.ie/law/sites/default/files/3910_DCYA_Greentown_%20Full%20report%20final%20version.pdf
[9]Gallagher, C. ( 18 janvier 2019). “Howtotargetjuvenilecrimegangs?Hittheminthemiddlemanagement.” Extrait de https://www.irishtimes.com/news/crime-and-law/how-to-target-juvenile-crime-gangs-hit-them-in-the-middle-management-1.3761953
[10]« Anomie » (2019).Extrait de https://www.britannica.com/topic/anomie
[11]Young, D. (28 mars 2012). Rêves brisés . Examinateur irlandais, pp.15. Extrait de http://www.irishexaminer.com/viewpoints/analysis/shattered-dreams-188552.html
[12]Young, D. (29 mars 2012). 300 000 000 € prévus pour la régénération de Limerick. Examinateur irlandais, pp.15.extrait de https://www.irishexaminer.com/viewpoints/analysis/300000000-earmarked-for-limericks-regeneration-188669.html