En 2016, deux journalistes français Christian Chesnot et Georges Malbrunot ont reçu une clé USB contenant des milliers de fichiers à propos du soutien de Qatar Charity à un réseau missionnaire à l’échelle européenne entretenu par les Frères musulmans. L’identité du dénonciateur n’a jamais été révélée mais, à la lumière de la crise entre le Qatar et les pays du Conseil de coopération du Golfe, l’implication de l’Etat semble probable. Le choix des deux journalistes n’était pas non plus le fruit du hasard: Chesnot et Malbrunot avaient rédigé deux ouvrages très critiques sur le Qatar en 2014 et 2016. Au cours des trois années qui ont suivi la fuite, les deux journalistes ont mené des recherches approfondies sur l’organisation Qatar Charity, qui ont abouti à la publication d’un livre et d’un documentaire qui apportent un nouvel éclairage sur l’implication du Qatar dans les affaires musulmanes européennes1.
Qatar Charity et les Frères musulmans
Qatar Charity se présente comme une ONG indépendante, mais selon les recherches des deux journalistes français, elle est étroitement liée à l’État qatari et fait avancer son programme à l’étranger. La politique étrangère du Qatar est motivée à la fois par l’idéologie—qui s’exprime par un soutien fort à l’islam politique—et par la concurrence avec ses rivaux régionaux pour l’influence. A cet égard, le Qatar est entré dans une relation symbiotique avec les Frères musulmans qui remonte à plusieurs décennies, entre le milieu des années 1950 et le milieu des années 1960, lorsque des personnalités fréristes comme Abdul-Badi Saqr et Yusuf al-Qaradawi ont fui l’Egypte pour l’émirat du Golfe, infiltrant ainsi sa bureaucratie et son système éducatif. Cependant, bien que le Qatar soutienne les Frères musulmans à l’étranger par le biais de financements et de propagande—via la chaîne de médias qatarie Al-Jazeera— il tient à limiter le pouvoir des Frères à l’intérieur de ses propres frontières2.
La Qatar Charity est active à l’échelle mondiale, mais elle se concentre principalement sur les pays occidentaux où elle a lancé un programme de prosélytisme appelé Al-Gaith. Les fonds investis dans cet effort de prosélytisme en Europe sont importants. En 2014, le Qatar avait investi environ 72 millions d’euros dans 113 projets en Europe. Deux ans plus tard, Salah Al Hammadi, directeur exécutif du QC, affirmait que «Qatar Charity avait créé 138 centres islamiques en Europe, au Canada et en Amérique qui oeuvrent pour introduire la civilisation de l’islam, promouvoir le dialogue entre les différents peuples et préserver l’identité des communautés musulmanes3».
L’organisation des Frères musulmans et son réseau d’associations, de mosquées et de centres culturels semblent être l’un des principaux bénéficiaires de cet investissement. Les ONG islamo-conservatrices telles que l’Union musulmane européenne, qui fait le serment de diffuser le port du voile et prétend lutter contre l’islamophobie, et des militants comme Tariq Ramadan, ont également reçu de l’argent. Ce réseau de Frères en Europe est en train de se former depuis la fin des années 1950. Les fonds étrangers ont toujours été l’un des moteurs de son expansion et, ces dernières années, le Qatar est devenu son principal sponsor. Mais quel est le but de ce réseau? Nombreux projets financés par le Qatar sont de véritables projets gigantesques tels que la mosquée de Mulhouse qui comprend des installations religieuses, culturelles, commerciales et sportives. Les critiques accusent donc les Frères musulmans de travailler à l’établissement d’une société parallèle qui sépare les musulmans de la société en général. Les journalistes français, cependant, affirment que les Frères musulmans font avancer un programme beaucoup plus vaste.
L’irrédisme islamique?
Dans les documents de planification interne et les déclarations publiques en arabe, les membres de la confrérie parlent ouvertement de leurs objectifs à long terme de reconquête de «territoires perdus» en Europe— comme la Sicile ou l’Andalousie—et de conquête de nouveaux territoires afin de réaliser leur objectif à long terme, à savoir créer un État islamique. Cette vision de l’irrédentisme islamique est contenue, par exemple, dans les discours de Yusuf al-Qaradawi, le chef spirituel des Frères musulmans. Cependant, il souligne que, cette fois, l’islam cherchera à conquérir l’Europe non pas par l’épée mais par le prosélytisme. Al-Qaradawi a même élaboré un cadre juridique pour justifier ce programme de prosélytisme. Selon la conception islamique traditionnelle, les territoires non musulmans appartiennent à Dar al-Harb, la terre de guerre, qui doit être conquise par l’islam pour faire partie de Dar al-Islam, la terre de l’islam. Qaradawi a ajouté une troisième catégorie, déclarant que l’Europe est Dar al-Dawa, la terre du prosélytisme. Al-Qaradawi cite des prophéties musulmanes qui parlent de la conquête de Rome pour justifier son effort missionnaire.
La Qatar Charity semble souscrire à cette vision de l’irrédentisme islamique, ou, du moins, l’utilise à des fins de promotion. Ainsi, lorsque Qatar Charity a financé la Grande mosquée dans la ville française de Poitiers, elle a utilisé un nom différent dans ses documents internes. Elle a appelé la mosquée «rues des martyrs» en référence à la mort du seigneur de guerre musulman Abd er Rahman et de ses partisans, qui y ont laissé leur vie lors de la bataille emblématique entre les forces franco-chrétiennes et musulmanes au VIIIe siècle. Dans une vidéo promotionnelle, qui figure dans le documentaire, le président de Qatar Charity déclare qu’il voulait que «ce centre islamique soit un symbole de la conquête de l’Europe par différents moyens. Nous voulons que ce centre soit le point de départ de la diffusion de l’islam et du dialogue.» Sans surprise, le centre est devenu un sujet de débat public en France depuis que ces déclarations ont été révélées. Une telle rhétorique agressive et irrédentiste ne se limite pas à la France. De nombreux projets de Qatar Charity ont été réalisés en Sicile, qui était un émirat islamique du IXème au XIème siècle. Le matériel promotionnel en langue arabe de Qatar City, annonçant ses projets en Sicile, est rempli de références au passé islamique de la ville, ce qui incite les sceptiques à croire que l’organisation poursuit un programme irrédentiste.
Stratégie régionale
Le livre fournit également une liste détaillée des dépenses de Qatar Charity en Europe, donnant un aperçu sans précédent de l’étendue de ses investissements et de sa stratégie régionale. Malgré la population musulmane relativement faible de l’Italie, le Qatar y a investi plus d’argent que dans tout autre pays européen: plus de 22 millions d’euros en 2014, dont 150 % de ce montant en France, qui vient en deuxième position, avec une population musulmane beaucoup plus importante. Au moment de la publication du livre, le Qatar avait financé la construction de 47 mosquées en Italie. Mais quelles sont les véritables raisons de ce grand investissement du Qatar? Outre la vision irrédentiste évoquée ci-dessus, l’organisation Qatar Charity et ses partenaires calculent peut-être qu’avec l’Europe qui lutte pour contrôler sa frontière sud, le pourcentage d’immigrants musulmans en Italie va fortement augmenter dans les années à venir. Ces nouveaux immigrants pourraient se montrer réceptifs aux programmes de prosélytisme de Qatar Charity.
D’importants investissements ont également afflué en Espagne, qui arrive en troisième position. Bien que les auteurs ne discutent pas des activités de Qatar Charity en Espagne, il convient de mentionner que l’Espagne partage plusieurs similitudes avec l’Italie. L’Espagne compte une population musulmane relativement faible, mais, sur le plan géographique il est exposé aux flux de réfugiés et possède plusieurs régions qui ont été sous le contrôle des musulmans pendant des siècles. Cela peut indiquer que Qatar Charity poursuit en réalité une stratégie que l’on peut qualifier de méridionale, en se concentrant sur les pays européens méditerranéens dont la démographie devrait changer de manière significative au cours des prochaines décennies.
La situation est différente en Europe du Nord. En Allemagne, la Qatar Charity n’a investi qu’un peu plus de 5 millions d’euros dans trois projets en 2014, ce qui place le pays au quatrième rang européen. Le Royaume-Uni suit, en cinquième position. Comment expliquer la faible implication du Qatar dans les affaires de ces pays? Contrairement à la France et à l’Europe du Sud, la majorité de la population musulmane en Allemagne et au Royaume-Uni n’est pas originaire de la région MENA. Par exemple, la majorité des musulmans allemands sont des ressortissants de la Turquie et, par conséquent, des groupes islamistes turcs comme l’Autorité religieuse turque officielle Diyanet ou le Milli Görüs ont longtemps dominé la scène islamiste locale. Ces groupes islamistes turcs sont fidèles au régime d’Erdogan—le principal allié du Qatar dans la région. Le Qatar s’appuie sur les réseaux islamistes turcs pour soutenir son programme en Allemagne. Cependant, les auteurs estiment voir des signes d’une plus forte implication du Qatar en Allemagne depuis 2017—le début de la crise avec ses voisins. Cela s’ajoute aux évaluations du service de renseignement intérieur allemand selon lesquelles les Frères musulmans, qui sont présents en Allemagne depuis la fin des années 1950, augmentent leur activité. L’afflux massif d’immigrants du Moyen-Orient depuis 2013 pourrait constituer une occasion unique pour le programme de prosélytisme des Frères musulmans et de Qatar Charity.
Il convient également de mentionner que Qatar Charity a aussi investi 3,6 millions d’euros en Suisse en 2014, un montant disproportionné étant donné que la petite population musulmane de la Suisse–en majorité originaire des Balkans–s’est révélée moins réceptive à la marque d’islamisme arabe promulguée par les Frères musulmans. Cependant, la Suisse est la patrie de la famille Ramadan depuis la fin des années 1950 et, sans surprise, le fils de Saïd Ramadan, Tariq Ramadan, et son frère Hani Ramadan, de la Ligue des musulmans de Suisse, ont tous deux reçu de l’argent du Qatar.
Bien que les deux journalistes ne fournissent aucune preuve suggérant que Qatar Charity est directement impliquée dans le financement du terrorisme, de nombreuses personnes et organisations faisant partie du réseau missionnaire dirigé par la Fraternité en Europe ont été soupçonnées de fournir une assistance à des organisations terroristes. Ainsi, le Trésor américain a accusé plusieurs organisations françaises et suisses liées à la confrérie de faire partie de la Union of Good–un réseau fournissant des fonds au Hamas. Ce dernier continue d’être soutenu par le Qatar et la Turquie. Selon les rapports des services de renseignement français transmis aux deux journalistes, Ahmad Al-Hamadi–qui supervise le programme de prosélytisme d’al-Gaith–a également des antécédents d’extrémisme islamique. Les Français le soupçonnent d’avoir soutenu des terroristes en Tchétchénie et dans les Balkans. De même, le Qatar est connu pour avoir soutenu de nombreux groupes islamistes qui ont combattu dans la guerre civile syrienne. Une personne interrogée, Haytham Manna’, un représentant de l’opposition syro-démocrate, a raconté qu’au début du soulèvement dans le pays un émissaire du Qatar lui avait proposé de lui fournir des armes.
Conclusion
Les recherches de Chesnot et Malbrunot montrent clairement que les affaires religieuses musulmanes en Europe sont devenues l’objet d’une concurrence interétatique. Dans cette lutte, la Turquie et le Qatar apportent un soutien parfois critique aux institutions liées au réseau des Frères musulmans. Leur programme d’ensemble–protéger les musulmans européens de l’influence occidentale et faire le prosélytisme de la version fondamentaliste de l’islam approuvée par les Frères musulmans–est contraire aux objectifs des États européens qui cherchent à atteindre une plus grande intégration de leur population musulmane. La rhétorique irrédentiste employée par Qatar Charity et ses bénéficiaires est particulièrement explosive et risque de compromettre davantage la cohésion sociale.
En raison de la crise actuelle entre le Qatar et les pays du Conseil de coopération du Golfe et leurs alliés, la Qatar Charity a selon toute apparence réduit ses activités en Europe depuis 2017. Néanmoins, il serait malavisé de croire que le phénomène de l’implication étrangère dans les affaires musulmanes européennes–avec différents acteurs rivalisant pour avoir une influence sur la population musulmane locale–a ainsi pris fin.
Les gouvernements européens ont été mis du temps à aborder ou même à reconnaître l’existence de programmes de prosélytisme concertés et parrainés par l’État. En outre, ils ont souvent invité des acteurs étrangers, comme la Turquie, à dispenser une éducation religieuse à ses citoyens musulmans.Les gouvernements européens risquent donc de devenir des spectateurs passifs des affaires musulmanes européennes. Cependant, les demandes de restriction des activités islamistes en Europe sont de plus en plus nombreuses et des lois telles que l’interdiction par l’Autriche du financement étranger des institutions religieuses devraient proliférer dans un proche avenir.
Références
1 Christian Chesnot and Georges Malbrunot, Qatar papers : Comment l’émirat finance l’islam de France et d’Europe, September 24, 2019.
2 David B. Roberts, Qatar and the Brotherhood, Survival, July 4, 2014, https://doi.org/10.1080/00396338.2014.941557
3 Salah Al Hammadi, Editorial, Ghiras, June 2016.