Introduction
Dans les années 1980, les rapports des services de renseignements occidentaux ont commencé à mettre en garde contre l’influence croissante des Frères musulmans en Europe occidentale. Dans leur lutte contre les régimes qui gouvernent leurs pays d’origine, les groupes des Frères musulmans en Europe ont travaillé en collaboration avec la République islamique d’Iran nouvellement installée et la Libye du colonel Mouammar Kadhafi, deux régimes notoires pour leur soutien au terrorisme anti-occidental[1].
En Suisse, un intermédiaire entre les Frères musulmans et l’Iran est Ahmed Huber [2] Huber, journaliste de profession. Il était socialiste, mais s’était converti à l’Islam dans les années 1960. Huber a été l’un des premiers convertis au Centre Islamique de Said Ramadan à Genève[3.] Ironiquement, l’antisémitisme et la haine d’Huber à l’égard d’Israël ont fait de lui un grand admirateur du président égyptien Gamal Abdel Nasser, ce qui a été l’un des principaux moteurs de son virage islamiste. Nasser est détesté par les Frères musulmans pour avoir initié la répression contre le groupe au milieu des années 1950, et le nationalisme arabe radical de Nasser est considéré comme hérétique par les islamistes.
L’antisémitisme de Huber est devenu plus extrême au fil des ans. Après avoir accueilli avec enthousiasme la révolution iranienne de 1978-1979, Huber s’est ensuite rendu dans le pays en 1983. Pendant son séjour en Iran, Huber a été approché par des responsables du gouvernement clérical, qui lui ont demandé d’aider à forger une alliance entre les islamistes iraniens et l’extrême droite européenne contre «les trois grands Satans»: le sionisme, le marxisme et le mode de vie américain [4]. Les rapports de la police suisse montrent que Huber a continué d’interagir régulièrement avec les autorités iraniennes et a fait de l’ambition de Téhéran de réunir ses idéologues et l’extrême droite européenne la mission de sa vie. Huber a travaillé sans relâche pour propager la cause de l’Iran en Suisse, tant parmi les musulmans suisses que parmi les non-musulmans. Au fil des événements, Huber n’a eu qu’un succès très limité.
Bien que Huber travaillait principalement pour l’Iran, il était également impliqué dans les activités des Frères musulmans. En 1988, la banque Al-Taqwa a été créée en Suisse par Youssef Nada et Ghaleb Himmat, militants principaux des Frères musulmans, pour financer des projets liés aux Frères musulmans dans le monde entier. Huber et François Genoud, un éminent militant national-socialiste et sponsor de groupes terroristes palestiniens, siégeaient également au conseil d’administration de l’organisation[5]. Dans les années 1990, Huber se rendait régulièrement à des événements du Muslim Student Organization aux États-Unis, une organisation liée à la section locale des Frères musulmans[6]. Après le 11 septembre, les Américains ont inscrit Al-Taqwa Bank et Huber sur leur liste de terroristes, soupçonnant ladite banque de financer al-Qaida. Les enquêtes judiciaires suisses n’ont pas permis de prouver ces allégations.
Les Frères musulmans étaient loin d’être le seul groupe à contester le cœur et l’esprit de la diaspora musulmane croissante en Europe. Les gouvernements des États à majorité musulmane, notamment l’Arabie saoudite, ont financé des centres culturels, parrainé des instituts de recherche et envoyé leurs prédicateurs pour accroître leur influence en Europe. Si la Suisse, avec sa petite population musulmane d’origine balkanique, peu nombreuse et majoritairement laïque, n’était pas au centre de cette compétition, elle était cependant un site stratégique pour les Frères musulmans, qui ont utilisé le pays comme base de coordination et de planification, comme dans le cas de la banque Al-Taqwa.
La famille Ramadan
Les années 1980 ont été une décennie importante pour la progéniture de Said Ramadan, qui s’est de plus en plus engagée dans l’activisme politique. Tariq Ramadan fréquente les cercles de gauche à Genève et se lie d’amitié avec le couple communiste controversé Jean Ziegler et Erica Deuber-Pauli[7], qui exercent tous deux un pouvoir politique majeur en Suisse romande – un grand atout dans les futurs conflits auxquels Ramadan est impliqué. En 1993, lorsque Tariq Ramadan a fait campagne pour déplateformer la pièce de théâtre «Mahomet» de Voltaire jouée à Genève, il a été soutenu par Erica Deuber-Pauli, attachée culturelle de la ville [8]. C’était l’un des premiers cas où des activistes islamistes avaient fait campagne avec succès pour supprimer la liberté d’expression et d’art en occident — après avoir manqué à l’appel de la suppression des Versets sataniques pendant l’affaire Rushdie en 1989. En 1995, Tariq Ramadan s’est vu interdire l’entrée en France à la suite d’une série d’attentats terroristes islamistes sanglants. Jean Ziegler, alors parlementaire socialiste à Berne, s’est porté à sa défense, exigeant que le gouvernement suisse fasse appel de la décision de la France et défendant les convictions islamistes de Ramadan [9].
Jean Ziegler a également joué un rôle crucial dans la préparation de la future carrière de Tariq Ramadan en tant qu’«intellectuel» musulman de premier plan. La thèse de doctorat de Ramadan sur les «réformistes» islamiques, qui incluait son grand-père, le fondateur des Frères musulmans Hassan al-Banna, a été jugée apologétique plutôt que savante par deux membres du jury d’experts et, par conséquent, rejetée. Même le directeur de thèse de Ramadan, Charles Genequand, spécialiste du monde arabe, l’a rejetée et l’a sévèrement critiquée: «C’est une thèse très problématique, idéologique, tendancieuse, qui n’apporte rien de nouveau. […] J’ai demandé à Tariq Ramadan de faire des corrections, mais il n’a pratiquement rien changé dans son texte. Je suppose qu’il s’est moqué de moi.» N’eût été Deuber-Pauli et Ziegler, la carrière académique de Ramadan aurait probablement été mort-née. Cependant, les deux communistes sont intervenus auprès de l’université, les avertissant d’un scandale médiatique s’ils rejetaient la thèse de Ramadan. La pression a fonctionné, et l’université a convoqué un nouveau jury, qui a donné à Ramadan la pire note possible, une mention passable sans mérite — mettant fin à l’espoir de Ramadan d’occuper un poste académique en Suisse [10]. Néanmoins, Ramadan a fini par obtenir une chaire à Oxford, qui est financée par ses alliés idéologistes au Qatar [11].
En 1995, Said Ramadan est décédé et son fils Hani Ramadan, le moins connu des deux frères, est devenu le chef du Centre islamique à Genève. En 1994, les frères Ramadan ont fondé l’Association Musulmans, Musulmanes de Suisse, qui aspirait à devenir une organisation faîtière pour plusieurs mosquées arabes situées pour la plupart dans la Suisse romande. La presse a rapporté que des tracts faisant l’éloge du djihad en Algérie ont été distribués lors de la réunion de création [12]. Le groupe a cessé ses activités au début des années 2000, remplacé par la Ligue des musulmans de Suisse (LMS), une organisation membre de la Fédération des organisations islamiques [13] qui chapeaute les Frères musulmans. Le Tunisien Mohammed Karmous, figure centrale de la scène islamiste suisse, a dirigé la LMS depuis sa création en 1994 jusqu’en 2008 [14]. Karmous et son épouse Nadia ont créé plusieurs organisations liées aux Frères musulmans en Suisse au fil des ans, dont beaucoup ont été généreusement financées par le Qatar. Par exemple, le Musée des civilisations islamiques de La-Chaux-De-Fonds, dirigé par Nadia Karmous, a reçu du Qatar un don de 1,4 million de francs suisses (£1,1 million). Le journaliste d’investigation suisse Sylvain Besson a décrit le couple Karmous comme «l’épine dorsale d’un certain islamisme mou qui évolue dans la sphère culturelle suisse » [15].
Le lien avec Ennahda
En 1991, le gouvernement tunisien de Zine al-Abdine Ben Ali a réprimé la branche tunisienne des Frères musulmans, Ennahda. Plus de 8000 militants ont été emprisonnés, et de nombreux autres se sont enfuis en Europe, y compris en Suisse [16]. Le milieu des Frères musulmans en Suisse a été incontestablement renforcé par l’afflux des militants de l’Ennahda en provenance de Tunisie. Depuis lors, de nombreux militants islamistes de premier plan en Suisse sont d’origine tunisienne.
À Genève, centre mondial de la diplomatie ouverte et secrète, les militants de l’Ennahda ont créé plusieurs ONG. Larbi Guesmi, par exemple, ancien dirigeant d’Ennahda de la région nord-ouest de la Tunisie qui s’est enfui en Suisse [17], était membre du conseil d’administration de l’Association de Secours palestinien, que les Américains soupçonnaient d’être la branche suisse du réseau de financement du Hamas, Union of Good [18], et un autre membre du conseil, Anwar al-Gharbi, était responsable de l’ONG Droit pour tous (DPT). À son apogée vers 2010, le DPT a régulièrement organisé des voyages de députés de gauche dans la bande de Gaza, invité de hauts responsables du Hamas et des Frères musulmans en Suisse et organisé des manifestations culturelles avec Tariq Ramadan et Jean Ziegler, son ancien allié [19]. Après la chute de Ben Ali, de nombreux réfugiés tunisiens en Suisse ont pris la tête du nouveau gouvernement dirigé par Ennahda. Gharbi est devenu conseiller aux affaires internationales du président tunisien Moncef Marzouki, tandis que Larib Guesmi a rejoint le conseil de la Choura de l’Ennahda, son conseil de direction [20]. Il devient la cible de critiques et de moqueries en 2014 lorsqu’il incite à la violence contre ses adversaires dans une vidéo [21].
La présence de nombreux militants des Frères musulmans s’est révélée utile pour la politique étrangère suisse. Lorsque les Suisses ont choisi, lors d’un référendum en 2009, d’interdire la construction de minarets, le dirigeant de l’Ennahda, Rachid Ghannouchi, a été parmi ceux qui ont le plus vivement dénoncé cette décision. La présence d’un si grand nombre de militants d’Ennahda et des Frères musulmans dans le pays a permis les responsables suisses à les rencontrer — et ce, à plusieurs reprises — afin de calmer les tensions dans le monde islamique avant que ne commence une sorte de répétition du scandale des bandes dessinées danoises. D’autre part, cette approche accommodante de l’islamisme a eu de nombreuses conséquences négatives. Les contacts avec les islamistes, en particulier avec le Hamas pendant le mandat de la ministre socialiste des Affaires étrangères Micheline Calmy-Rey (2003-2011), ont nui aux relations de la Suisse avec Israël et les États-Unis. De même, beaucoup des 90 Suisses qui ont rejoint les djihadistes en Syrie et en Irak ces dernières années étaient d’origine tunisienne. Cela n’est pas surprenant étant donné les réseaux islamistes autorisés à s’enraciner. [22].
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Références
[1] Verbindung, “Rapport: Les activités islamiques en Europe occidentale” 6 mars 1983, CHBAR E4320-05C#1995/234 #65*.
[2] On Ahmed Huber, also see Daniel Rickenbacher, “Wenn Hass auf Juden verbindet: Querfront-Phänomene in der Schweiz,” Antisemitismusbericht des SIG und der GRA 2016, 2017, http://www.antisemitismus.ch/content/wenn-hass-auf-juden-verbindet-querfront-phaenomene-der-schweiz.
[3] Pierre Péan, L’Extremiste Francois Genoud——De Hitler à Carlos (Paris, 1996), 212.
[4] Martin Beglinger, “Herr Huber,” Das Magazin, 2 mai 2004.
[5] On Al-Taqwa, see Sylvain Besson, La Conquête de l’Occident. Le projet secret des islamistes (Paris: Le Seuil, 2005); Lorenzo Vidino, The New Muslim Brotherhood in the West (Columbia University Press, 2010).
[6] “OBITUARY: Swiss Neo-Nazi/Islamist Tied To Muslim Brotherhood Dies At Age 80,” The Global Muslim Brotherhood Daily Watch, May 27, 2008, https://www.globalmbwatch.com/2008/05/27/obituary-swiss-neo-naziislamist-tied-to-muslim-brotherhood-dies-at-age-80/.
[7] Sylvain Besson, “Tariq Ramadan, genèse d’une star de l’islam,” 28 janvier 2004, https://www.letemps.ch/opinions/tariq-ramadan-genese-dune-star-lislam.
[8] Caroline Fourest, “Tariq Ramadan et la censure de Voltaire,” 1er février 2007, https://carolinefourest.wordpress.com/2007/02/01/tariq-ramadan-et-la-censure-de-voltaire/; Adrian Morgan, “Voltaire’s ‘Mahomet’: Still Controversial After All These Years [Incl. Tariq Ramadan],” Middle East Forum, August 31, 2010, https://www.meforum.org/campus-watch/17748/voltaire-mahomet-still-controversial-after-all.
[9] Jean Ziegler, “Interpellation betreffend Einreiseverbot nach Frankreich gegen Professor Tariq Ramadan” (Bern, 7 décembre 1995).
[10] Besson, “Tariq Ramadan, genèse d’une star de l’islam.”
[11] Ian Hamel, “Tariq Ramadan ou la chute d’un nouveau prophète,” swissinfo.ch, 7 novembre, 2017, https://www.swissinfo.ch/fre/politique/retour-de-b%C3%A2ton_tariq-ramadan-ou-la-chute-d-un-nouveau-proph%C3%A8te/43655884.
[12] Elisabeth Eckert, “Les musulmans de Suisse Étaient… Français,” L’Hebdo, 22 décembre 1994.
[13] Ligue des musulmans de Suisse (LMS), “Statuts,” accessed 9 février, 2013, www.rabita-ms.ch/rabita/index.php?option=com_content&view=article&id=4&Itemid=17.
[14] Schweizerisches Handelsregister, “Ligue des musulmans de Suisse, au Locle, rue du Temple 23. Nouvelle association.” (Neuenburg, April 1, 1997), http://www.moneyhouse.ch/de/company/ligue-des-musulmans-de-suisse-11650944451/messages; Ligue des musulmans de Suisse (LMS), “Statuts.”
[15] Christian Chesnot and Georges Malbrunot, Qatar papers : Comment l’émirat finance l’islam de France et d’Europe (Michel Lafon, 2019), 189.
[16] On Ennahda, see Anne Wolf, Political Islam in Tunisia: The History of Ennahda (Oxford University Press, 2017).
[17] Feriel Mestiri, “L’opposant tunisien attaché à la Suisse,” Le Temps, 20 janvier 2011.
[18] Steve Merley, “The Union of Good – a Global Muslim Brotherhood-Hamas Fundraising Network,” 2009, 41; “U.S. Designation of Hamas Charities & Leaders as Terrorist Entities,” 22 août, 2003, https://www.jewishvirtuallibrary.org/u-s-designation-of-hamas-charities-and-leaders-as-terrorist-entities-august-2003.
[19] Valérie de Graffenried, “Forte affluence pour Musheer al-Masri,” Le Temps, 19 janvier 2012; Patrick Vallélian, “«Je suis proche du Hamas»,” Le Matin, May 13, 2008; Carlos Serra, “Des Suisses partent pour Gaza,” Gauchebo, 22 janvier 2010; Florence Vuichard and Katia Murmann, “Aussendepartement ärgert sich über «Hamas-Reisli»,” Sonntag, 15 février 2009; “Droit Pour Tous au 26ème Salon international du Livre et de la Presse de Genève,” May 9, 2012, http://www.droitpourtous.ch/index.php?lecture_article=298&language=fr&page=132.
[20] “Rached Ghannouchi annonce la nouvelle composition de l’Exécutif d’Ennahda,” Leaders, 23 février 2012, https://www.leaders.com.tn/article/7761-rached-ghannouchi-annonce-la-nouvelle-composition-de-l-executif-d-ennahda.
[21] Y. N. M., “Larbi Guesmi: Un «terroriste» au Conseil de la Choura d’Ennahdha,” Kapitalis, accessed 5 juin, 2019, http://www.kapitalis.com/politique/19407-tunisie-politique-larbi-guesmi-un-terroriste-au-conseil-de-la-choura-d-ennahdha-video.html.
[22] Jean-Paul Rouiller and François Ruchti, Le djihad comme destin, la Suisse pour cible? Enquête sur les réseaux islamistes (Favre, 2016).