Deux journalistes français ont récemment révélé que Qatar Charity, une organisation proche de l’Émirat du Golfe, avait investi plus de 70 millions d’euros dans son réseau de prosélytisme en Europe. En 2014, quatre millions d’euros ont été investis dans le réseau des Frères musulmans rien qu’en Suisse, presque autant qu’en Allemagne, ce qui est surprenant étant donné l’empreinte mondiale largement supérieure de l’Allemagne. En plus de soutenir un musée et des projets de mosquée liés à la branche locale des Frères musulmans, le Qatar a également fourni à l’activiste islamiste franco-suisse Tariq Ramadan un revenu régulier en lui versant pas moins de 35 000 dollars par mois à titre de «consultant» de l’organisation Qatar Charity.[1] L’intérêt du Qatar pour la Suisse s’explique par la longue histoire des activités des Frères musulmans dans ce pays. Le pays était au centre des réseaux des Frères musulmans en Europe depuis la fin des années 50, en grande partie à cause de la présence de la famille Ramadan.
Le père de Tariq, Said Ramadan, un Égyptien, a rejoint les Frères musulmans à l’adolescence. En 1945, il devient secrétaire particulier de Hassan El-Banna, fondateur du mouvement et son futur beau-père. Ramadan a joué un rôle déterminant dans l’organisation des branches des Frères musulmans en Palestine et en Jordanie dans les années qui ont précédé la création d’Israël. Expulsé deux fois d’Égypte, d’abord par le roi Farouk, puis par Nasser après la dispute de ce dernier se avec l’organisation, Ramadan a parcouru le monde arabe et le Pakistan pendant plusieurs années, avant de s’installer avec sa famille à Genève en 1958. Durant son exil et dans les années qui suivirent, il bénéficia du soutien des pays opposés aux ambitions de domination régionale de Nasser et à son socialisme arabe, en particulier l’Arabie saoudite et la Jordanie.
Avec l’aide de ses alliés, Said Ramadan a ouvert un centre islamique dans une villa qu’Ali bin Abdullah Ali-Thani, l’ancien émir du Qatar, a acquise en 1959. La création du Centre islamique a d’abord été accueillie favorablement par les autorités suisses. Elles pensaient que Ramadan était une figure pro-occidentale, puisqu’elles étaient au courant de l’opposition de Ramadan à Naser. À Genève, Said Ramadan a publié la revue Al-Muslimun, alors principal organe intellectuel des Frères musulmans. En 1962, il est également devenu l’ambassadeur itinérant de la Ligue islamique mondiale naissante créée par l’Arabie saoudite. Son travail journalistique et politico-religieux avait pour but de protéger la diaspora musulmane croissante en Europe de l’influence de la culture occidentale et de renforcer son identité islamique. Le réseau des Frères musulmans en Occident était aidera de contribuer à la réalisation de cet objectif, et Ramadan a considéré que Genève était la base de son expansion.[2]
Cependant, Ramadan avait beaucoup d’ennemis. L’Égypte a saboté Ramadan à chaque fois et a fait pression sur le Qatar pour qu’il lui retire son soutien. Par la suite, Ramadan a dû trouver un nouveau local pour son centre islamique. En Suisse, le régime égyptien disposait d’un appareil sophistiqué de propagande et d’espionnage pour ses opérations contre les Frères musulmans, qui ne servait pas seulement à contrôler les émigrés égyptiens, mais aussi à recueillir des informations sur la communauté juive suisse et à organiser des campagnes contre Israël et la France.[3] La compétition entre l’Égypte et les Frères musulmans afin de remporter la lutte pour l’influence sur les étudiants arabes en Europe était particulièrement féroce. Ramadan en avait fait une cible principale de la propagande des Frères musulmans. Le petit groupe d’Égyptiens qui étudiaient dans les universités suisses avait tendance à critiquer la dictature de Nasser. L’Égypte a donc envoyé un agent spécial en Suisse pour espionner les étudiants arabes et les pousser à créer une nouvelle organisation estudiantine arabe, libre de l’influence de Ramadan. Les étudiants fidèles à Nasser ont reçu la prolongation de leur bourse, même s’ils ont échoué dans leurs études.[4] La lutte entre Ramadan et ses opposants arabes a culminé dans une tentative ratée d’assassinat de Ramadan en 1962.[5]
Pendant ce temps, les Suisses prenaient de plus en plus conscience du fait que Ramadan jouait à un double jeu: il s’est présenté comme un ami anticommuniste aux autorités suisses, tout en s’opposant à la civilisation occidentale, dont la Suisse, et en propageant l’antisémitisme dans ses publications en langue arabe. Un rapport interne suisse a décrit «l’attitude…» des publications des Frères musulmans «[…] à l’égard des coutumes et des idées occidentales en général intolérantes, voire aveugles. En particulier, ils en veulent à l’Occident d’avoir infecté le monde islamique (…) par le (prétendu) matérialisme et relativisme. Des mises en garde persistantes sont lancées avant tout contre l’enseignement universitaire rationaliste, dans la mesure où il traite de l’islam, de la religion et de l’histoire».[6]
Un autre rapport a révélé que les Frères musulmans étaient clairement obsédés par une prétendue alliance entre Juifs et Croisés contre l’islam, au centre de laquelle se trouvait Israël, un État décrit comme «une incarnation de la pensée de l’enfer, un mélange né de la rencontre entre le sionisme avide, qui découle du Talmud falsifié et de la Torah falsifiée, qui a pris forme dans le protocole des sages de Sion et l’esprit des Croisés, inspiré par la jalousie, ayant tant de raisons d’être en colère contre l’Islam. […] À notre avis, cet enfant difforme ainsi obtenu ne peut être écrasé qu’avec l’arme du dogme religieux et de la foi. Et quel système de croyances est plus fort et mieux à même d’écraser les Juifs et les Croisés que l’Islam?»[7]Pourtant, la prise de conscience que Said Ramadan était un militant anti-occidental et antisémite n’a eu aucune influence sur l’élaboration de la politique suisse.
En 1965, les Égyptiens proclamèrent que les Frères musulmans avaient tenté d’organiser un coup d’État contre Nasser et accusèrent Said Ramadan d’en être le cerveau. Embarrassé, les Jordaniens ont retiré leur soutien à Ramadan et il a perdu son poste de délégué permanent de la Jordanie auprès des Nations Unies à Genève, qu’il occupait depuis 1961 et qui lui avait accordé l’immunité diplomatique et un permis de séjour.[8] Les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui croyaient que les Frères musulmans étaient en phase terminale de déclin, ont été surpris par ces événements, mettant en doute les accusations égyptiennes selon lesquelles ils étaient secrètement de connivence avec les Frères musulmans.[9] Dans le même ordre d’idées, l’inaction de la Suisse dans le retrait du permis de séjour de Ramadan a été perçue par l’Égypte comme une preuve de l’influence américaine et britannique sur la politique suisse. Cependant, dans les discussions internes des autorités suisses sur le futur statut de résidence de Ramadan en Suisse, aucune influence de ce type n’a pu être décelée. Ils étaient plutôt sympathiques envers Ramadan en raison de son opposition au socialisme et à Nasser. En effet, la nationalisation de l’Égypte avait considérablement ciblé les investissements suisses en Égypte et des années d’espionnage et de propagande de la part de l’Égypte en Suisse avaient davantage contrarié les autorités suisses. Elles étaient donc enclines à fermer les yeux sur les activités de Ramadan.[10]
L’évolution géopolitique semblait justifier cette politique. Après la guerre des Six Jours, avec la défaite des armées de Nasser, les Suisses en sont venus à croire que la montée au pouvoir de l’islamisme était prévisible et que «les amis de Said Ramadan [pourraient] prendre le pouvoir dans les mois à venir dans un État ou un autre encore considéré progressiste ou socialiste, mais profondément secoué par les événements récents».[11] Ne voulant pas s’en prendre aux futurs dirigeants, ils ont, par conséquent, adopté une position plus favorable à l’égard de Saïd Ramadan et de sa famille. Cette évaluation — et non les liens allégués entre Said Ramadan et les services de renseignement occidentaux, popularisés par Nasser — a été la raison pour laquelle Ramadan a été autorisé à rester en Suisse. Grâce à sa tranquillité nouvellement acquise à Genève, Said Ramadan a été en mesure d’étendre régulièrement le réseau des Frères musulmans, aidé par son talent pour l’autopromotion. Dans une interview accordée en 1975, par exemple, il a affirmé que le Centre islamique supervisait quarante mosquées en Europe occidentale et prétendait être le chef des sept millions de musulmans –[12] qui vivaient alors sur le continent.[13] Malgré ces déclarations exagérées, les ambitions de Said Ramadan étaient sérieuses, comme le prouvera le développement futur du réseau des Frères musulmans en Europe.
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References
[1] Sylvain Besson, « L’argent du Qatar inonde l’islam suisse – et paie Tariq Ramadan, » 24Heures, March 4, 2019, sec. Suisse, https://www.24heures.ch/suisse/argent-qatar-inonde-lislam-suisse-paie-salaire-tariq-ramadan/story/19768990; Christian Chesnot and Georges Malbrunot, Qatar papers : Comment l’émirat finance l’islam de France et d’Europe (Michel Lafon, 2019).
[2] My upcoming article, “The Beginnings of Political Islam in Switzerland: Said Ramadan’s Moslem Brotherhood Mosque in Geneva and the Swiss Authorities,” Journal of the Middle East and Africa, 2019.
[3] Daniel Rickenbacher, “Arab States, Arab Interest Groups and Anti-Zionist Movements in Western Europe and the US” (electronic dissertation, University of Zurich, 2018).
[4] Ministère Public Fédéral Service de Police, “Rapport sur Abdel-Wahab Hamdy” January 11, 1963, CHBAR E4320C#1994/120#700*.
[5] Rickenbacher, “The Beginnings of Political Islam in Switzerland: Said Ramadan’s Moslem Brotherhood Mosque in Geneva and the Swiss Authorities.”
[6] Robert Rahn, “Bericht zu Al-Muslimun” October 1962, CHBAR E2003A#1974/52#37*.
[7] Sylvain Besson, La Conquête de l’Occident. Le projet secret des islamistes (Paris: Le Seuil, 2005), 57–58.
[8] Rickenbacher, “The Beginnings of Political Islam in Switzerland: Said Ramadan’s Moslem Brotherhood Mosque in Geneva and the Swiss Authorities.”
[9] Martin Frampton, The Muslim Brotherhood and the West: A History of Enmity and Engagement (Cambridge, Massachusetts: Belknap Press: An Imprint of Harvard University Press, 2018); see also Daniel Rickenbacher, “Maryn Frampton, The Muslim Brotherhood and the West,” European Eye on Radicalization, February 2019, https://eeradicalization.com/the-muslim-brotherhood-and-the-west-a-history-of-enmity-and-engagement/.
[10] Rickenbacher, “The Beginnings of Political Islam in Switzerland: Said Ramadan’s Moslem Brotherhood Mosque in Geneva and the Swiss Authorities.”
[11] EPD, “Notice concernant Said Ramadan” July 5, 1967, CHBAR E4320C#1994/120#700*.
[13] Antoine Exchaquet, « Le Centre Islamique de Genève responsable de 7 millions de musulmans en Europe, » Tribune de Genève, May 1975.