Il y a rarement eu autant de divergences entre le point de vue des experts et la politique des gouvernements européens, que sur les combattants terroristes étrangers d’origine européenne capturés à l’étranger. Alors que la plupart des experts affirment qu’il vaudrait mieux les rapatrier chez eux pour les y poursuivre — et déclarent presque unanimement que les enfants de ces personnes doivent absolument être rapatriés — très peu d’autorités sont disposées à le faire. Elles semblent céder à la pression de l’opinion publique, ce qui se traduit par une politique de l’autruche. En se concentrant sur le cas de la Belgique, le présent article vise à explorer comment cette position plutôt populiste et probablement dangereuse est enracinée dans l’échec de ces autorités elles-mêmes.
La semaine dernière, le gouvernement belge a finalement donné l’impression qu’il commencerait à aborder la question des combattants étrangers capturés en Syrie. C’est lors d’un débat du vendredi soir que le président du plus grand parti politique — Bart De Wever de la N-VA de droite — a soudain évoqué l’idée de les reprendre «afin d’éviter de futures attaques terroristes». [1] Le ministre de la Justice Koen Geens, qui avait déclaré quelques jours auparavant qu’il n’y avait pas de base de soutien pour cela, a pris le risque, et a promis dimanche matin de chercher un terrain d’entente. [2] Le même soir, cependant, la N-VA avait déjà fait marche arrière et, lundi, tout semblant d’avancée a disparu dans une cacophonie de propositions alternatives — de la révocation de la nationalité belge des combattants étrangers capturés à leur envoi en Irak, en passant par la création d’un tribunal international des crimes de guerre.
Selon les derniers chiffres officiels, 57 personnes en Belgique sont détenues par les Forces démocratiques syriennes (SDF), dominées par les Kurdes. La plupart d’entre eux sont des mineurs (31) et des femmes (17). Il n’y a que huit hommes adultes et un homme mineur de plus de douze ans — le seuil belge pour être classé dans la catégorie des combattants terroristes étrangers. [3] Il faut souligner que ces chiffres auront certainement augmenté depuis que l’offensive finale contre l’État islamique (Daesh) en Syrie a permis de déloger des milliers d’adhérents de leur dernier sanctuaire près de la ville d’al-Baghouz. En outre, deux combattants belges étrangers sont emprisonnés en Irak. L’un d’eux y a atterri après avoir été transféré du SDF aux autorités irakiennes dans des circonstances encore peu claires. [4] Les autorités belges ont formellement identifié 422 citoyens ou résidents comme combattants étrangers dans la zone de conflit syro-irakienne, et parmi ceux qui ne sont pas rentrés ou n’ont pas été capturés, 151 seraient encore en vie. [5]
Le débat sur ce qu’il faut faire des combattants étrangers capturés dans la zone de guerre hante tous les pays européens qui comptent un nombre important de personnes concernées, surtout depuis que les États-Unis ont annoncé leur intention de se retirer de Syrie. En Irak, les suspects sont poursuivis, quelles que soient leurs origines — et les pays occidentaux n’ont pas tendance à s’en mêler, si heureux qu’ils sont de savoir que quelqu’un d’autre s’occupe de cette affaire. Les autorités belges ont officiellement demandé que la peine de mort prononcée contre l’un de leurs citoyens soit commuée en peine de prison [6], mais il s’agissait d’une action pro forma. Le principal problème réside clairement dans la partie syrienne contrôlée par le SDF. Ils ne veulent pas poursuivre les non-Syriens, et on craint qu’ils ne puissent pas ou ne veuillent pas continuer à détenir les suspects étrangers après le départ de leurs patrons américains. Bien qu’il y ait des exceptions notables, comme Thomas Hegghammer, expert en djihad du Centre norvégien de recherche pour la defense [7], la plupart des chercheurs recommandent de rapatrier ces combattants et de les poursuivre dans leurs pays d’origine — pour des raisons de moralité et de responsabilité, mais aussi comme la meilleure solution pour la sécurité de l’Occident [8].
En Belgique, cette évaluation est partagée par au moins l’un des plus hauts responsables de la sécurité, comme cette personne l’a communiqué en privé à l’auteur. Cependant, rien de tout cela ne se traduit par une politique correspondante. Même dans le cas des enfants, les autorités belges ne respectent pas les principes qu’elles déclarent publiquement. En décembre 2017, le gouvernement a décidé que tous les enfants de moins de 10 ans avaient un droit inconditionnel au retour [9]. Puisqu’il a été explicitement déclaré que leurs parents ne seraient pas acceptés et qu’il est clairement impossible pour ces enfants de faire le voyage seuls, la décision du gouvernement implique logiquement une certaine forme d’aide active — comme l’a souligné le professeur Jan Wouters, spécialiste belge respecté du droit international [10]. Cependant dans presque tous les cas particuliers qui se sont présentés depuis ce moment, les efforts du gouvernement belge visaient également à tenir les enfants à l’écart.
Dans une affaire judiciaire concernant deux filles, âgées de 2 et 4 ans, coincées en Turquie où leur mère a été condamnée et emprisonnée après avoir quitté la Syrie en douce, l’État belge a simplement été invité à fournir aux mineurs les documents nécessaires pour leur permettre de rentrer chez eux. Nés en Syrie, les enfants n’avaient aucune pièce d’identité officielle et ne pouvaient prouver leur ascendance parce que la Turquie n’autorisait pas un test ADN sur la mère. Même après que des membres de la famille aient pris l’initiative de faire comparer l’ADN des enfants avec un échantillon de leur grand-mère — et qu’un laboratoire reconnu en Belgique ait trouvé une correspondance de 99,9% — l’État belge a continué à contester leur ascendance. En effet, pour être plus précis: il a contesté l’ascendance lorsqu’il lui a été demandé d’accepter le droit des enfants à la nationalité belge, mais il l’a en même temps reconnu en faisant valoir que les enfants étaient d’abord algériens, parce que la mère avait une double nationalité belgo-algérienne et était née en Algérie [11].
L’État belge a finalement été obligé de fournir les documents, et les deux enfants ont été réunis avec leur famille en Belgique. Toutefois, les efforts similaires de transfert de responsabilité sont rarement entravés par les juges. Lorsque les tristement célèbres veuves terroristes Bouchra Abouallal et Tatiana Wielandt ont tenté de contraindre l’État belge à rapatrier leurs six enfants d’un camp de détention syrien, un tribunal de Bruxelles a décidé qu’il n’était pas suffisamment prouvé que les enfants étaient en danger. «Cette allégation est fondée uniquement sur des reportages des médias, qui ne sont pas fiables», affirme sans ambages la décision écrite de la Cour [12]. Il est peut-être vrai que les histoires les plus pénibles sur la mort d’enfants dans les camps n’avaient pas encore fait surface à ce moment-là. Mais lorsqu’un tribunal est chargé d’évaluer le bien-être des enfants — lorsqu’il est largement admis que le principe de prudence prévaut — il devrait soit aller enquêter sur la situation elle-même, soit accepter la possibilité que des reportages non prouvés des médias soient exacts. En décembre de l’année dernière, un juge a ordonné à la Belgique de permettre activement le rapatriement, mais en février, cette décision a été annulée par la cour d’appel de Bruxelles [13].
Le manque de volonté politique de reprendre les combattants étrangers semble être une génuflexion face au sentiment populaire en Belgique. Selon un récent sondage, plus de 40% des Belges ne veulent même pas voir les enfants rentrer chez eux [14]. Sur les médias sociaux, tous les freins sont levés lorsque le sujet est abordé. Dans un pays loin d’être connu pour son langage clair, cela en dit long lorsqu’une personne écrit: «Qu’ils meurent sous la torture, et que cela dure un certain temps» [15] ou «les laïcs qui défendent ces gens doivent être exécutés eux aussi» [16]. À quelques mois seulement d’une élection générale, il n’y a presque aucune chance que l’opinion des experts l’emporte de sitôt sur l’approche populiste. Au crédit de cette opinion publique réticente, il faut dire que la Belgique n’a pas réussi jusqu’à présent à créer un climat propice à une politique pragmatique. Si un pays veut convaincre ses habitants que la meilleure option en termes de sécurité est de reprendre des personnes potentiellement dangereuses, il doit s’assurer que les gens peuvent faire confiance à l’État pour contenir les risques.
La Belgique a déjà été en proie à un décapiteur autoproclamé qui pourrait n’être condamné qu’à cinq ans de prison, simplement parce que le juge a négligé d’ordonner son arrestation immédiate comme l’avait requis le procureur [17]. En outre, l’un des recruteurs djihadistes les plus prolifiques du pays, Jean-Louis Denis, a retrouvé sa liberté inconditionnelle en décembre après que sa peine initiale de dix ans de prison avait été réduite de moitié en appel. Il a été impliqué dans le transfert d’au moins 50 personnes vers la zone de guerre syrienne [18], et après sa libération, il a déclaré que les efforts de déradicalisation en prison sont une forme de «torture psychologique qui ne fait que renforcer la conviction» [19]. Il n’est donc pas surprenant que la population belge ne soit pas tout à fait à l’aise avec la perspective du retour au pays de ses combattants étrangers les plus endurcis par la guerre. Pour que leur retour contrôlé soit politiquement réalisable, il faut beaucoup plus d’assurance.
Le système judiciaire belge a déjà fait de grands efforts, surtout par rapport à de nombreux autres pays, pour poursuivre les combattants étrangers alors qu’ils sont encore sur le champ de bataille. Cette stratégie visait à faire en sorte que ces combattants puissent être facilement détenus en cas de retour. Cependant, comme la plupart de ces procès ont dû s’appuyer sur des preuves limitées et ne visaient que des condamnations passe-partout comme la participation à un groupe terroriste, il semble maintenant que cette stratégie ait eu l’effet inverse. Des chiffres récemment révélés par le ministre de la Justice Koen Geens révèlent que sur 26 combattants étrangers actuellement détenus en Syrie, huit ont déjà été jugés par contumace par des tribunaux belges. L’un d’eux a été reconnu coupable et condamné à quinze ans de prison pour avoir joué un rôle de premier plan dans une organisation terroriste, tandis que les autres ont été condamnés à cinq ans de prison comme participants [20]. Toutes ces peines sont les plus légères possibles [21]. En France, la durée moyenne d’emprisonnement des vingt combattants étrangers jugés par contumace au cours du second semestre 2018 était de dix-huit ans [22], et aux États-Unis, la peine pour une tentative infructueuse de quitter le pays pour rejoindre un groupe terroriste est de trente ans de prison [23].
Le ministre de la Justice, M. Geens, a souligné que les combattants étrangers condamnés peuvent être accusés d’autres crimes à leur retour, si de nouveaux faits sont révélés. «Il est même possible qu’ils soient condamnés à perpétuité», a-t-il dit [24] Cependant, lorsqu’un combattant étranger d’Anvers, condamné en 2015 à cinq ans de prison pour participation à un groupe terroriste, a été jugé l’année dernière pour avoir planifié une attaque sur le sol belge, il s’en est tiré avec une simple peine de cinq ans. Les deux fois, il a été condamné par contumace et, depuis qu’il a simulé sa mort l’été dernier, on craint qu’il ne soit toujours impliqué dans un complot terroriste [25]. L’emprisonnement n’est évidemment pas la panacée, car le radicalisme peut bien plus s’épanouir derrière les barreaux que dans le monde extérieur. Et il est révélateur que le haut responsable de la sécurité cité plus haut ait dit à l’auteur que «nous devrons commencer à trouver des moyens de les garder hors des prisons» en parlant des combattants terroristes rapatriés. Toutefois, jusqu’à ce que de meilleures solutions soient trouvées — un simple désengagement du djihad violent, un pas fait dans la direction contraire de la déradicalisation, est extrêmement difficile à obtenir — l’emprisonnement semble être le seul moyen de protéger la société.
S’il est évident que chaque cas individuel est différent — ce qui rend d’autant plus discutable la condamnation systématique des combattants étrangers absents à cinq ans d’emprisonnement — il y a lieu de croire qu’une peine d’emprisonnement plus longue peut en fait contribuer au désengagement. Selon le professeur Andrew Silke, directeur du département de criminologie de l’Université d’East London, les mesures incitatives telles qu’une libération anticipée sont probablement plus efficaces que l’accent mis actuellement sur le dialogue idéologique [26] — et il est clair qu’une telle mesure ne peut fonctionner que si l’alternative est suffisamment sévère. Il y a des pays européens beaucoup moins bien équipés, comme la Suède, qui n’a que très récemment pris des mesures pour que la participation à une organisation terroriste soit punissable par la loi [27]. Cependant, même en disposant de tous les instruments juridiques nécessaires et d’enquêteurs hautement compétents, la Belgique a encore beaucoup de travail à faire, notamment pour convaincre ses juges du fait que la menace terroriste ne peut être traitée de la même manière que la criminalité ordinaire.
Le récent procès relatif à l’attentat contre le Musée juif de Bruxelles pourrait être considéré comme un premier signe de progrès sur cette question, le principal accusé, Mehdi Nemmouche, ayant été condamné à la prison à vie et son complice, Nacer Bendrer, à quinze ans de prison [28]. Toutefois le procès a, en fait, mis à nu l’un des points les plus faibles de la lutte de la Belgique contre le djihad. L’accusation a été menée comme une affaire de meurtre ordinaire, avec très peu d’attention accordée au fait qu’elle faisait partie d’un plan de l’État islamique beaucoup plus vaste qui a culminé en les attentats de novembre 2015 à Paris et mars 2016 à Bruxelles. S’il est vrai que peu de gens regretteront les peines prononcées, les tribunaux n’ont tout de même sanctionné que les actes accomplis. C’est le premier objectif de la justice, et la poursuite des intentions suspectes doit se faire avec le plus grand soin. Cependant, face à la menace terroriste, le pouvoir judiciaire devrait reconnaître qu’il partage la tâche de protéger la société — et il y a encore un vide à combler lorsqu’il faut que quatre personnes soient effectivement tuées avant qu’un terroriste soit isolé des innocents dont son organisation veut explicitement prendre la vie.
[1] https://www.hln.be/nieuws/binnenland/de-wever-zet-deur-op-een-kier-voor-terughalen-syriestrijders-maar-francken-is-tegen~a5d81c76/
[2] https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2019/02/17/politieke-reacties-op-is-nieuws-van-trump/
[3] https://www.hln.be/de-krant/8-op-26-gevangengenomen-syriestrijders-al-veroordeeld-in-belgie~a5e5af9c/
[4] http://www.kurdistan24.net/en/news/207e58ec-be44-4cf8-afc2-b7724dfb082a
[5] Communicated to the author by the Coordination Unit for Threat Assessment (CUTA) in January 2019
[6] https://www.hln.be/nieuws/binnenland/reynders-vroeg-iraakse-collega-doodstraf-belgische-jihadist-om-te-zetten-in-gevangenisstraf~af66203b/
[7]https://twitter.com/Hegghammer/status/1096460693526728704
[8]See for instance Tanya Mehra & Christophe Paulussen (https://icct.nl/publication/the-repatriation-of-foreign-fighters-and-their-families-options-obligations-morality-and-long-term-thinking/); Thomas Renard (http://www.egmontinstitute.be/what-justice-for-belgian-jihadi-fighters/) and David Malet (http://www.internationalaffairs.org.au/australianoutlook/isis-foreign-fighters-keep-enemies-closer/). Evenly relevant are the opinions of the well-known Syrian activist Abdalaziz Alhamza (https://www.nytimes.com/2019/03/14/opinion/isis-syria-foreign-fighters.html) and former foreign terrorist fighter Bryan Neal Viñas (https://www.nytimes.com/2019/03/14/opinion/isis-syria-foreign-fighters.html)
[9] https://nieuws.vtm.be/politiek/kinderen-syriestrijders-onder-10-krijgen-terugkeerrecht
[10] https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2017/12/28/-overheid-moet-alles-doen-om-kinderen-syrie-strijders-terug-te-h/
[11] Nederlandstalige Rechtbank van Eerste Aanleg Brussel, 10e kamer — Kortgeding, Beschikking 19 December 2018
[12] Nederlandstalige Rechtbank van Eerste Aanleg Brussel, 10e Kamer — Kortgeding, Beschikking 26 December 2018
[13] https://www.nytimes.com/reuters/2019/02/27/world/europe/27reuters-mideast-crisis-belgium-syria.html
[14] http://www.standaard.be/cnt/dmf20181217_04042373
[15] https://twitter.com/EddyBal/status/1103700618009550851
[16] https://twitter.com/Pedros05071278/status/1097912246003482624
[17] https://emmejihad.wordpress.com/2016/05/09/terrorist-who-admitted-beheading-set-free-by-brussels-court/
[18] https://ctc.usma.edu/belgian-radical-networks-and-the-road-to-the-brussels-attacks/
[19] https://www.rtbf.be/info/societe/detail_jean-louis-denis-sort-de-prison-ce-samedi?id=10091677
[20] https://www.hln.be/de-krant/8-op-26-gevangengenomen-syriestrijders-al-veroordeeld-in-belgie~a5e5af9c/
[21] Participants of a terrorist group can be punished with 5 to 10 years in jail, and leaders with 15 to 20 years. See www.ejustice.just.fgov.be/eli/wet/2003/12/19/2003009963/justel
[22] http://cat-int.org/index.php/2019/01/29/monitoring-judiciaire-contentieux-des-filieres-djihadistes-syro-irakiennes-2nd-semestre-2018/
[23] http://journals.sfu.ca/jd/index.php/jd/article/view/131
[24] Belgische Kamer van Volksvertegenwoordigers, Integraal Verslag Commissie voor de Justitie 20-02-2019, pp. 1-2 (http://www.dekamer.be/doc/CCRI/pdf/54/ic1042.pdf)
[25] https://www.hln.be/de-krant/doodverklaarde-antwerpse-syriestrijder-die-dreigde-met-aanslagen-in-belgie-blijkt-springlevend~a5e1af23/
[26] https://ctc.usma.edu/disengagement-or-deradicalization-a-look-at-prison-programs-for-jailed-terrorists/
[27] https://www.thelocal.se/20190228/sweden-moves-to-tighten-anti-terror-laws-five-key-things-to-know
[28] https://www.bbc.com/news/world-europe-47533533