Pendant plusieurs années en Allemagne, les services de sécurité et les forces de maintien de l’ordre et l’élite politique considéraient les prétendus «Reichsbürger» (littéralement «citoyens du Reich») comme un petit, voire bizarre groupe qui ne représentait aucune menace particulière. Cette perception a cependant changé lorsqu’en octobre 2016, un membre dudit mouvement a ouvert le feu sur des policiers, faisant un mort et trois blessés. Cet incident a modifié la façon de voir des forces de l’ordre qui gardent désormais un œil attentif sur les membres de ce groupe. Le rapport 2017 du Verfassungsschutz (service chargé de protéger la constitution allemande) a pour la première fois publié de manière détaillée les crimes extrémistes perpétrés par les membres du Reichsbürger. Les 911 crimes des citoyens du Reich semblent certes négligeables par rapport aux 29 855 crimes extrémistes enregistrés en Allemagne en 2017, mais 345 d’entre eux ont été perpétrés dans le seul État de la Bavière. [1] Quoiqu’étant un phénomène national, les attaques des Reichsbürger sont plus fréquentes dans certains États. Les autorités bavaroises portent désormais une attention particulière à ce phénomène afin de mieux évaluer le danger que représente le groupe.
Organisation et idéologie des citoyens du Reich
À l’heure où nous nous trouvons actuellement, les Reichsbürger ne peuvent pas encore être considérés comme une organisation. Jusqu’ici, le groupe est peu structuré et compte de nombreux groupes autonomes à l’instar de «Königreich Deutschland» (Le Royaume d’Allemagne), «Das deutsche Polizeihilfswerk» (Fonds allemand de police) ou «Reichsbewegung- neue Gemeinschaft von Philosophen» (Mouvement du Reich nouvelle communauté de philosophes). Parce que le mouvement est composé de plusieurs groupes dissidents, il est difficile de déterminer le nombre exact d’adeptes du Reichsbürger. Le Verfassungsschutz a dénombré près de 18 000 citoyens du Reich en 2018 [2] les dernières années ont fait état d’une activité sans cesse croissante sur la toile, indiquant que le nombre d’adhérents du Reichsbürger augmente.
Ce qui unit les citoyens du Reich est leur système de croyances partagé. L’essence de leur idéologie tourne en grande partie autour de l’histoire selon laquelle la République fédérale d’Allemagne n’existe pas et n’est pas un vrai État. D’après eux, le Royaume d’Allemagne ne s’est pas effondré en 1945, il continue d’exister. Ce qui fait donc de la République fédérale d’Allemagne un pseudo-État illégitime. Les citoyens du Reich considèrent le Royaume d’Allemagne comme la seule Nation légitime, qui a été occupée et exploitée par des forces exogènes depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ils estiment que cette occupation persiste de nos jours parce qu’il n’y a jamais eu un traité de paix officiel. Par conséquent, le gouvernement de la République fédérale d’Allemagne est perçu comme instrument des forces alliées, visant à endormir les citoyens allemands et leur donner l’illusion d’une Allemagne indépendante et démocratique. D’après les citoyens du Reich, Merkel, son cabinet tout comme le parlement, le système juridique et les forces de l’ordre sont des pantins, des instruments de contrôle pilotés depuis l’étranger.
Puisque ces dissidents ne reconnaissent pas le gouvernement officiel, ils désobéissent naturellement à l’autorité étatique (Ceci inclut le refus de payer les taxes). Les citoyens du Reich perçoivent également leurs propriétés privées (maisons, etc.) comme des entités indépendantes, ne relevant pas de l’autorité de la République fédérale d’Allemagne. Le groupe rejette aussi la loi fondamentale allemande (la constitution) et les autres textes légaux. C’est un moyen pour eux de résister à toute forme d’intervention de l’État dans leur vie. Ceci inclut la désobéissance, voire la violence à l’encontre des fonctionnaires qui cherchent à collecter des taxes. Ils usent même de violence pour se défendre contre les policiers qui appliquent la loi allemande; la fusillade d’octobre 2016 en est l’illustration concrète. Le refus d’accepter toute forme d’autorité étatique place automatiquement les citoyens du Reich à couteaux tirés avec la loi et la société en général.
De nombreux groupes dissidents ont même évolué, passant ainsi de la désobéissance à la création de leurs propres structures organisationnelles. À titre illustratif, Alexander Schlowak, leader exilé et auto proclamé du gouvernement légitime du Reich allemand et ses sympathisants respectent les lois de 1867 ou 1913. Ils ont également mis sur pied le «Reichspässe», [3] un passeport alternatif. D’autres groupes ont quant à eux «fondé» leurs propres royaumes ou gouvernements et instauré leur propre monnaie; c’est le cas du «Engelgeld» (la monnaie des anges) du «Roi d’Allemagne» Peter Fitzek. [4]
Tandis que les citoyens du Reich sont pour la plupart motivés par le désir d’échapper aux taxes et autres frais, l’idéologie fondatrice de ce mouvement remonte à une vision du monde d’extrême droite, une vision emprunte de croyances racistes et antisémites. [5] Les citoyens du Reich ont qualifié la République fédérale d’Allemagne de «collusion sioniste et franc-maçonne» et certains pensent que le gouvernement allemand est contrôlé par des forces sionistes. Il est donc clair que l’idéologie des Reichsbürger découle de la croyance antisémite en une conspiration juive mondiale, déjà en vogue à l’époque nazie. [6] Une autre preuve palpable que le groupe est né de l’idéologie d’extrême droite est le révisionnisme historique pratiqué par de nombreux adeptes. [7] L’idée d’une défaite et d’un effondrement du Reich n’est non seulement pas partagée (ceci se traduit par le désir de restaurer l’Allemagne en tenant compte de ses frontières de 1937), mais aussi, le passeport alternatif issu de la loi de 1935 différencie clairement les «vrais Allemands» (pur-sang), des faux qui détiennent certes un passeport, mais ne sont pas considérés comme des Allemands authentiques. De nombreuses figures d’extrême droite allemandes dont l’antisémite et négationniste Horst Mahler sont citées comme étant les premiers penseurs de ce mouvement. [8]
Nous ne devons cependant pas commettre l’erreur de simplifier ce phénomène et ne pas tenir compte de tous ces sympathisants néonazis. Selon le site web d’un autre leader de gouvernement vivant en exil, l’anti-immigration, l’antisémitisme et les récits extrémistes existent certes, mais la vision du monde des citoyens du Reich se veut plus complexe. Elle est axée sur le désir d’afficher ouvertement son patriotisme et le sentiment que les Allemands continuent d’être discriminés du fait de leur passé national-socialiste. Cette vision du monde se veut antiaméricaniste et fait montre d’une peur de la mondialisation en ce qui concerne l’économie et la culture. Cette dernière caractérise aussi l’idéologie anti Union européenne dont le groupe se revendique, ainsi que le sentiment y relatif d’abandon et d’exclusion par les pays européens en termes d’intégration économique, politique et sociale. Ces citoyens du Reich parlent même d’une «dictature européenne». Dans ce site web, on parle de plusieurs théories du complot, à l’instar du présumé contrôle du Vatican par la CIA, des prétendues attaques terroristes sous fausse bannière sanctionnées par le gouvernement pour justifier son hégémonie, tout comme c’est le cas avec la suprématie américaine sur l’Union européenne. [9]
Évaluation des dangers
De nombreux sympathisants des citoyens du Reich défient l’autorité sans user de la violence. Ceci inclut l’évasion fiscale et le pollupostage à travers des revendications. Ces actes sont plus agaçants, et ne représentent pas de menace réelle. Ces derniers temps, la plupart des actions des citoyens du Reich ont été inoffensives. Cependant, deux options pourraient les rendre potentiellement dangereux.
La première est une flambée du taux de détention d’arme à feu. Alors que l’Allemagne a un taux de possession d’arme à feu relativement bas par rapport aux autres pays, ce taux est très élevé chez les sympathisants des citoyens du Reich et le cas de la fusillade susmentionnée montre que le groupe est prêt à s’en servir. Les autorités allemandes ont également déjoué les plans d’un groupe dissident des Reichsbürger appelé le «Libre État Prusse», qui souhaitait se procurer des AK-47. [10] Ceci montre que la menace d’un extrémisme violent est considérable, notamment avec le refus du groupe d’un monopole étatique sur l’usage de la force et la légitimité des mesures répressives. De plus, la violence verbale dont font montre les adeptes des citoyens du Reich à l’encontre les employés des structures bureaucratiques atteste de leur propension à la violence. Par exemple, le ministre de la Justice de Brandenburg a reçu des menaces de mort par armes nucléaires, tandis que d’autres recevaient des menaces de mort par balles. [11]
La seconde option concerne les soi-disant loups solitaires, ou ceux qui s’inspirent de l’idéologie des citoyens du Reich pour perpétrer leurs attaques. Ce fut par exemple le cas en 2014, des douaniers qui ont identifié un véhicule avec une fausse licence. Une fois le véhicule immobilisé, ils découvrirent que le chauffeur était en possession de nombreuses armes à feu, de coteaux ainsi que de matériel de propagande d’extrême droite. [12] Dans une vidéo retrouvée plus tard par la police, le conducteur niait l’holocauste et menaçait de détruire la République fédérale d’Allemagne. [13] Quelque temps après, il fut identifié comme étant un loup solitaire, et adepte de l’idéologie des citoyens du Reich. La présence de plus en plus importante des groupes dissidents et des propagandes facilite la radicalisation des loups solitaires et augmente le risque de justifier la violence par des récits dissidents. En rejetant la légitimité de l’État allemand, les fondements idéologiques de ce mouvement opposent ses sympathisants à l’autorité étatique et la loi. Il s’en suit donc des comportements violents. Le Verfassungsschutz serait en train de discuter de la probabilité qu’un Anders Breivik allemand émerge du groupe des citoyens du Reich. Ce scénario placerait le mouvement en première ligne des menaces terroristes en Allemagne. [14]
Aussi longtemps que le mouvement des citoyens du Reich sera partitionné en divers groupes qui entretiennent parfois une concurrence mutuelle, son impact sur les loups solitaires restera moindre. Les attaques coordonnées qui requièrent l’opérationnalisation d’une coopération à grande échelle resteront improbables sans l’existence de structures concrètes, d’un pouvoir et d’une stratégie décentralisés; et avec un accent porté sur des structures bureaucratiques nébuleuses. Néanmoins, la violence est inévitable, car le conflit avec l’autorité est inhérent à l’idéologie du mouvement. C’est pour cette raison que les citoyens du Reich resteront un mouvement à surveiller de très près par les autorités et les experts, afin de mieux comprendre et contrecarrer leurs agissements.
[1] Bader, N. (2018). Gefahr durch „Reichsbürger“ vor allem in Bayern. extrait de: https://www.br.de/nachricht/verfassungsschutzbericht-2017-gefahr-durch-reichsbuerger-in-bayern-100.html
[2] Die Welt (2018). Warum die Zahl der „Reichsbürger“ rasant wächst. Extrait de: https://www.welt.de/politik/deutschland/article175916927/Reichsbuerger-Warum-ihre-Zahl-rasant-waechst.html
[3] http://www.reichsmeldestelle.org/
[4] Cieschinger, A. (2016). Wer sind die „Reichsbürger“? – Und was wollen sie? Extrait de: http://www.spiegel.de/panorama/gesellschaft/reichsbuerger-wer-sie-sind-was-sie-wollen-a-1117364.html
[5] Bierman, K. and Geisler, A. (2016). Ein Volk, viele Reiche, noch mehr Führer. Extrait de: https://www.zeit.de/politik/deutschland/2016-04/reichsbuerger-verfassungsschutz-radikalisierung-einzeltaeter
[6] Cieschinger, A. (2016). Wer sind die „Reichsbürger“? – Und was wollen sie? Extrait de: http://www.spiegel.de/panorama/gesellschaft/reichsbuerger-wer-sie-sind-was-sie-wollen-a-1117364.html
[7] Amadeo Antonio Stiftung (2018). „Reichsbürger“: Fragen und Antworten. Extrait de: https://www.amadeu-antonio-stiftung.de/wp-content/uploads/2018/12/aas_lpb_broschuere-reichsbuerger.pdf
[8] Bierman, K. and Geisler, A. (2016). Ein Volk, viele Reiche, noch mehr Führer. Extrait de: https://www.zeit.de/politik/deutschland/2016-04/reichsbuerger-verfassungsschutz-radikalisierung-einzeltaeter
[9] http://friedensvertrag.org/
[10] Innenministerium NRW (2017). Reichsbürger und Selbstverwalter. Etrait de: https://www.im.nrw/sites/default/files/documents/2017-11/jb2016_nrw_reichsbuerger.pdf
[11] Bierman, K. and Geisler, A. (2016). Ein Volk, viele Reiche, noch mehr Führer. Extrait de: https://www.zeit.de/politik/deutschland/2016-04/reichsbuerger-verfassungsschutz-radikalisierung-einzeltaeter
[12] Bierman, K. and Geisler, A. (2016). Ein Volk, viele Reiche, noch mehr Führer. Extrait de: https://www.zeit.de/politik/deutschland/2016-04/reichsbuerger-verfassungsschutz-radikalisierung-einzeltaeter
[13] Kontraste (2016). Wie gefährlich sind die Reichsbürger? Extrait de: https://www.rbb-online.de/kontraste/ueber_den_tag_hinaus/terrorismus/wie-gefaehrlich-sind-die-reichsbuerger.html
[14] Bierman, K. and Geisler, A. (2016). Ein Volk, viele Reiche, noch mehr Führer. Extrait de: https://www.zeit.de/politik/deutschland/2016-04/reichsbuerger-verfassungsschutz-radikalisierung-einzeltaeter