Une cellule clandestine des Frères musulmans égyptiens, une organisation illégale, a été découverte au Soudan à la mi-février 2020; elle prévoyait de mener des opérations terroristes dans la capitale du pays, Khartoum, et au Caire, la capitale de l’Égypte. Un Égyptien a avoué être entré au Soudan à l’aide de faux passeports syriens, fournis par le gouvernement turc[1]. Les terroristes étaient liés à d’anciens parlementaires égyptiens des Frères musulmans, dont Gamal Hanafi, Yasser Hasanein et Abdul Hadi Shalabi, qui avaient fait partie du gouvernement égyptien renversé en 2013. Selon les autorités soudanaises, les membres égyptiens des Frères musulmans étaient arrivés au Soudan en provenance de Turquie. Les cerveaux de leurs opérations étaient Mohammad Abdul Malik al-Halouji, décédé en Turquie en novembre dernier, et Mohammad al-Buhairi, le directeur égyptien des opérations de la confrérie en Afrique[2].
Le réseau Buhairi au Soudan
Buhairi, âgé de 77 ans, est un personnage central dans l’organisation mondiale des Frères musulmans, recherché par les services de sécurité égytiens depuis l’époque de Gamal Abdel Nasser (dirigeant du pays de 1952 à 1970). Il est entré au Soudan dans les années 1990 et est retourné brièvement en Égypte après l’éviction de Hosni Moubarak en 2011, pour ensuite revenir à Khartoum en 2013, où il a été accusé de faire sortir clandestinement d’Égypte des membres égyptiens de la confrérie, soit en Somalie et au Soudan, soit en Turquie[3]. Il a également été chargé de jeter les bases des cellules clandestines de la confrérie musulmane en Égypte, au Soudan et en Libye. Buhairi a aidé des membres du régime soudanais d’Omar el-Béchir à fuir le Soudan vers la Turquie après la chute de Béchir du pouvoir en avril 2019. La liste de noms longue comme un bras comprend al-Abbas al-Bashir et Abdullah Hasan al-Bashir, deux frères de l’ex-président, qui sont tous deux affiliés aux Frères musulmans[4].
Les Frères musulmans sont actifs au Soudan depuis 1949, prônant un régime islamique régi par la charia (loi sainte islamique). Quarante ans plus tard, ils ont uni leurs forces à celles de Béchir, en envahissant l’État par l’intermédiaire du Front national islamique (FNI), affilié aux Frères musulmans, anciennement connu sous le nom de Front de la Charte islamique (FCI). Son principal objectif était d’Islamiser la société «depuis le sommet» et d’institutionnaliser les Frères à tous les niveaux du gouvernement, des écoles et du système judiciaire. Ils ont été privés de toute leur influence et se sont vus retirer leur immunité après le renversement de Béchir l’année dernière, ce qui les a obligés à se blottir contre le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui leur a généreusement fourni sanctuaire, passeports, argent, explosifs et armes. En outre, l’ambassadeur d’Erdogan à Khartoum, Irfan Neziroğlu, est membre de la confrérie, tandis que l’ambassadeur d’Erdogan au Sénégal, Ahmet Kavas, a des liens avec Al-Qaïda, a déclaré à l’EER Abdullah Bozkurt, un éminent journaliste turc et membre du mouvement güléniste anti-Erdogan qui est accusé par le gouvernement turc d’avoir orchestré la tentative de coup d’Etat de 2016.
Les dirigeants soudanais de l’après-Béchir ont expulsé des centaines de membres égyptiens des Frères musulmans, tous résidant au Soudan depuis 2013. Ils ont également fermé le bureau de Al-Jazeera TV, la chaîne de télévision de la confrérie basée à Doha, après avoir rappelé l’ambassadeur du Soudan au Qatar[5]. Erdogan était visiblement mécontent du coup d’État soudanais de 2019, qui a été aussi douloureux que celui de 2013 qui a renversé Morsi, brisant ses ambitions nord-africaines avec la confrérie musulmane. Et les ambitions d’Erdogan à Khartoum n’étaient pas moindres.
Erdogan avait beaucoup investi dans Béchir depuis la signature des accords militaires et de renseignement avec le Soudan en mai 2011. Les deux pays s’étaient engagés à coopérer en matière de formation militaire, de partage de renseignements, de communications et de recherche technologique. En décembre 2017, le président turc s’est rendu au Soudan, créant le Conseil de coopération stratégique de haut niveau, qui a abouti à la signature de douze accords supplémentaires, dont celui, controversé, de louer l’île soudanaise de Suakin à la Turquie. Ancien port ottoman négligé pendant tout un siècle, Erdogan espérait le réaménager et créer une base militaire pour les navires et les officiers turcs[6].
Toutes ces ambitions sont tombées à l’eau après avril 2019, ce qui a incité Erdogan à se tourner vers l’opposition clandestine soudanaise qui était criblée de membres fréristes. Tout comme en Égypte et en Syrie, Erdogan a décidé que s’il ne pouvait pas prendre le contrôle de l’État soudanais, il remuerait ciel et terre pour le renverser et détruire le pays.
Fuites du centre intérieur d’Erdogan
Selon de récentes fuites, Erdogan s’est senti frustré par la Fraternité après qu’elle n’ait pas réussi à maintenir son emprise sur le pouvoir au Caire. Ces fuites sont survenues grâce à une écoute électronique confidentielle révélant une conversation privée de 2013 entre Ibrahim Kalin, l’un des principaux conseillers d’Erdogan, et l’homme d’affaires turc Abdullah Tivnikli, qui était proche du président turc. Kalin a déploré le fait que les manifestants de la confrérie se retirent en Égypte, tandis que Tivnikli a exprimé son inquiétude quant au fait que le mouvement Hamas à Gaza, un autre allié d’Erdogan, pourrait être la prochaine victime des Frères musulmans dans le monde arabe. A la question de savoir si la Turquie avait perdu son influence en Égypte, le conseiller d’Erdogan a répondu qu’ils avaient toujours une influence sur les Frères musulmans, à qui Tivnikli a suggéré de traiter l’affaire sous le couvert du renforcement de la démocratie en Egypte[7].
Soutien de la Turquie aux Frères musulmans d’Égypte
Les liens d’Erdogan avec les branches égyptienne et libyenne des Frères musulmans sont plus évidents que ceux du Soudan. En Égypte, il a chaleureusement embrassé le régime Morsi et a désapprouvé sa chute en 2013. Sous le régime des Frères, Erdogan a promis de tripler les investissements turcs en Égypte pour atteindre 5 milliards de dollars américains, décrivant le Caire et Ankara comme «l’axe de la démocratie». Les autorités égyptiennes l’accusent d’avoir organisé les sit-in de la confrérie au Caire après le coup d’Etat qui a conduit à un affrontement en août 2013 tuant 43 policiers et 1 000 partisans des Frères musulmans.
Les relations entre l’Egypte et la Turquie n’ont fait que s’aigrir. Les deux pays ont rompu leurs relations diplomatiques après la chute de Morsi et ont suspendu leur coopération en matière de sécurité. Le nouveau gouvernement égyptien, dirigé par Abdel Fattah al-Sissi, affirme que l’organisation terroriste des Frères musulmans et le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan sont les deux faces d’une même médaille, et tous deux sont accusés de faire des ravages dans le monde arabe[8]. Lorsque Morsi est mort en détention l’année dernière, Erdogan a regretté la perte d’un «martyr» et a demandé qu’une prière soit dite en son nom dans les mosquées d’Istanbul[9]. En 2017, vingt-neuf personnes ont été arrêtées en Égypte, accusées d’espionnage pour le compte de la Turquie[10]. En janvier 2020, l’un des principaux conseillers d’Erdogan, Yasin Aktay, a publié un livre à la gloire de Sayyid Qutb, l’idéologue en chef de la Fraternité, exécuté par Nasser en 1966[11].
Apporter son soutien à Fayez al-Sarraj en Libye
Après avoir perdu sa mainmise sur les régimes des Frères au Caire et à Khartoum, Erdogan a soutenu de tout son poids Fayez al-Sarraj, le Premier ministre libyen appuyé par l’ONU et affilié aux Frères musulmans, dans une bataille difficile contre le maréchal Khalifa Haftar, soutenu par la Russie, l’Arabie Saoudite et les EAU[12]. Tout comme le Soudan, la branche libyenne des Frères musulmans a été créée par des prédicateurs égyptiens en 1949. Longtemps persécutés sous le règne du colonel Mouammar Kadhafi, ils sont redevenus des acteurs actifs en 2011 lorsque Kadhafi a été destitué par une intervention de l’OTAN, par l’intermédiaire du Parti de la justice et de la construction qui a remporté 34 des 200 sièges lors des premières élections législatives post-Kadhafi. Les partis salafistes ont rafflé 27 autres sièges, soit un total de 61 sièges pour les islamistes[13].
Fayez al-Sarraj est également allié au parti (national) Watan, dirigé par Abdulhakim Belhaj, un ancien associé d’Oussama Ben Laden et «émir» autoproclamé du Groupe islamique combattant en Libye (GICL)[14]. Selon l’Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar, «Abdulhakim Belhadj a saisi dans la maison de Kadhafi 50 kilos d’or, 80 millions d’euros, 75 millions de dollars et 80 kilos de bijoux appartenant à Kadhafi». L’accusation reposait sur un appel téléphonique intercepté entre Belhdaj et son allié Mahdi al-Herati, un djihadiste libyen qui a mis en place un groupe rebelle salafiste en Syrie grâce aux fonds turcs.
Le président turc a déjà envoyé des troupes turques en Libye pour soutenir Sarraj, ainsi que des drones, des véhicules militaires et des milliers de mercenaires syriens de Faylaq al-Cham (la légion syrienne), une filiale des Frères musulmans, et de la division du Sultan Mourad, une unité rebelle turque[15]. Haftar a accusé la Banque centrale de Libye d’avoir acheminé l’argent du pétrole aux Frères musulmans[16]. Selon Ahmed Mesmari, porte-parole de l’ANL, le gouverneur de la Banque centrale de Libye, Sadik al-Kebir, a financé d’autres groupes ayant des liens avec Al-Qaïda à hauteur de 11 millions de dinars, grâce à ses relations avec Ali Sallabi, le leader de la branche libyenne des Frères musulmans basé au Qatar, qui est proche du parrain spirituel égyptien de l’organisation, Yusuf al-Qaradawi[17].
Le conseiller juridique de la Banque centrale de Libye, Mustapha al-Manea, est un membre officiel des Frères musulmans, soutenu par Recep Tayyip Erdogan, et administrateur de la Libyan Investment Authority (LIA)[18]. Un autre chef frériste, Suleiman Abdul Ghader, actuellement directeur général de l’Institut d’études bancaires (IBS) en Libye, est également affilié à Sarraj[19]. La Banque centrale de Libye a déposé 1,5 milliard de dollars américains à la banque turque Ziraat Bankasi, qui est utilisé pour financer les activités des Frères en Libye[20].
«Tant que le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan, l’équivalent turc des Frères musulmans, continuera à soutenir le réseau [des Frères], avec le Qatar, ils resteront une structure viable en Afrique», a déclaré M. Bozkurt. «De nombreux dirigeants des Frères musulmans opèrent en Turquie et coordonnent leur organisation… des attentats à partir de ce pays. La Libye est un exemple de la volonté d’Erdogan et de ses associés d’aller loin [dans le soutien aux Frères] en fournissant des armes, en envoyant des combattants et en assurant la logistique pour soutenir le réseau en Libye».
European Eye on Radicalization a pour objectif de publier une diversité de points de vue et, à ce titre, ne souscrit pas aux opinions exprimées par les contributeurs. Les opinions exprimées dans le présent article n’engagent que l’auteur.
RÉFÉRENCES
[1] Abdulhamid, Ashraf. “Jadid Khaliyat al-Ikhawn Misri fi al-Soudan,” al-Arabiya (February 16, 2020): https://tinyurl.com/r9phd4f
[2] Abdulhamid, “Jadid Khaliyat al-Ikhawn Misri fi al-Soudan”.
[3] Abdulhamid, Ashraf. “Man Huwa Mohammad al-Buhairi,” al-Arabiya (July 27, 2019): https://tinyurl.com/w3nhaz7
[4] Habta, Majid. “Ikhwan Misr fi al-Soudan,” Al-Dustor (February 14, 2020): https://www.dostor.org/3001848
[5] Emam, Amr. “Sudan likely to hand over Muslim Brotherhood members to Egypt,” Arab Weekly (June 9, 2019): https://thearabweekly.com/sudan-likely-hand-over-muslim-brotherhood-members-egypt
[6] Bozkurt, Abdullah. “Turkey’s deal with Sudan on intelligence and military affairs in limbo,” Nordic Monitor (May 3, 2019): https://www.nordicmonitor.com/2019/05/turkeys-deal-with-sudan-on-intelligence-and-military-affairs-in-limbo/
[7] Bozkurt, Abdullah. “Secret wiretap reveals Erdogan governments clandestine links to Egypt’s Muslim Brotherhood,” Nordic Monitor (February 19, 2020): https://www.nordicmonitor.com/2020/02/secret-wiretap-reveals-erdogan-govt-clandestine-links-to-egypts-muslim-brotherhood/
[8] Maher, Mohamed & Tsukerman, Irina. “Tensions between Egypt and Turkey are on the rise,” The Washington Institute (July 17, 2019): https://www.washingtoninstitute.org/fikraforum/view/tensions-between-egypt-and-turkey-are-on-the-rise
[9] Alyanak, Cigdem & Mutlu, Sefa. “Morsi is martyr for his cause: Turkish President,” Anadolu Agency (June 18, 2019): https://www.aa.com.tr/en/turkey/morsi-is-martyr-for-his-cause-turkish-president/1507166
[10] “Egypt detains 25 people on suspicion of espionage for Turkey,” Reuters (November 22, 2017): https://www.reuters.com/article/us-egypt-court/egypt-detains-29-people-on-suspicion-of-espionage-for-turkey-idUSKBN1DM1AN
[11] “Erdogan’s adviser Aktay releases book highlighting MB’s Qutb,” Egypt Today (February 6, 2020): https://www.egypttoday.com/Article/2/81350/Erdo%C4%9Fan-s-adviser-Aktay-releases-book-highlighting-MB-s-Qutb
[12] Sbai, Souad. “Haftar is against the Muslim Brotherhood, not against Tripoli,” AlMaghrebiya Global Press Monitor (April 8, 2019): https://almaghrebiya.it/2019/04/08/libya-haftar-is-against-the-muslim-brotherhood-not-against-tripoli/
[13] Glen, Cameron. “Libya’s Islamists: Who they are and what they want,” Wilson Center (August 8, 2017): https://www.wilsoncenter.org/article/libyas-islamists-who-they-are-and-what-they-want
[14] Coughlin, Con. “Erdogan’s bold plan for a new Muslim Brotherhood regime in Libya,” Gatestone Institute (January 23, 2020): https://www.gatestoneinstitute.org/15474/libya-erdogan-muslim-brotherhood
[15] “Jihadi exodus from Syria to Libya is underway,” Voltaire Network (December 31, 2019): https://tinyurl.com/u2b7qhh
[16] Prentis, Jamie. “Libya’s Haftar accuses Tripoli of funding Muslim Brotherhood militias,” The National (October 28, 2018): https://www.thenational.ae/world/mena/libya-s-haftar-accuses-tripoli-of-funding-muslim-brotherhood-militias-1.754362
[17] Batakoushi, Asmaa. “Sallabi and Qaradawi: Two sides of the same terrorist coin” The Portal (October 23, 2019): https://www.theportal-center.com/2019/10/sallabi-and-qaradawi-two-sides-of-the-same-terrorism-coin/
[18] “The Muslim Brotherhood Grip on Libyan Financial Institutions,” Al-Masdar (June 28, 2019: https://almarsad.co/en/2019/06/28/the-muslim-brotherhood-grips-on-libyan-financial-institutions-the-case-of-mustapha-al-manea/
[19] “The Muslim Brotherhood Grip on Libyan Financial Institutions,” Al-Masdar (June 28, 2019: https://almarsad.co/en/2019/06/28/the-muslim-brotherhood-grips-on-libyan-financial-institutions-the-case-of-mustapha-al-manea/
[20] “The Muslim Brotherhood Grip on Libyan Financial Institutions,” Al-Masdar (June 28, 2019: https://almarsad.co/en/2019/06/28/the-muslim-brotherhood-grips-on-libyan-financial-institutions-the-case-of-mustapha-al-manea/