Alors que l’État islamique a perdu son chef suprême Abu Bakr al-Baghdadi et est sur le point de rénover la chaîne de commandement, la communauté internationale est maintenant confrontée à une question complexe : comment traiter les crimes commis par l’EI dans le but à long terme de favoriser une transition politique locale ? Elle doit également faire face aux répercussions d’une offensive turque contre les forces kurdes dans le nord-est de la Syrie. En plus d’avoir été sévèrement critiqué pour plusieurs raisons ayant des conséquences géopolitiques importantes, l’attentat a ouvert de nouveaux scénarios dangereux. Immédiatement après les bombardements turcs, au moins 750 personnes proches de l’État islamique ont fui le camp de déplacés d’Ain Issa. À l’époque, un haut responsable du camp, Jelal Ayaf avait prévenu que des « cellules dormantes » étaient apparues pendant les émeutes et qu’elles représentent un sérieux danger d’attaques futures en Syrie et à l’étranger. En outre, la Turquie a commencé à renvoyer des « combattants terroristes étrangers » dans leur pays, ce qui a alarmé les pays européens.
Équilibre des forces
Dans ce contexte, deux exigences principales convergent vers le même point. Premièrement, l’urgence de sécuriser tous les points d’accès à l’Europe contre l’infiltration de combattants ou de terroristes potentiels, compte tenu également des accords avec la Turquie. Deuxièmement, la nécessité de traduire en justice les auteurs de crimes odieux. En ce qui concerne la première question, il convient de noter qu’en dépit de la menace turque d’envoyer 3,6 millions de Syriens en Europe, l’enquêteur de l’ONU Carla Del Ponte a fermement condamné l’invasion turque, la qualifiant de crime de guerre. La Turquie est la principale porte d’entrée de l’Europe et le pivot d’un équilibre géopolitique délicat, c’est pourquoi ses demandes ne peuvent tout simplement pas être ignorées. Dans le même temps, à la suite de l’accord entre la Turquie, la Russie et la Syrie et du retrait des troupes américaines du nord-est de la Syrie, une volonté politique internationale sérieuse et unanime sur les alternatives juridictionnelles serait difficile à accomplir. En outre, l’hostilité des membres permanents du Conseil de sécurité à l’égard de la Cour pénale internationale, conjuguée à toutes les implications que ces puissances ont au sein du conflit, exclut pour le moment la possibilité d’examiner ces crimes devant cette juridiction internationale.
Une énigme juridique complexe
Malgré l’impasse juridique concernant la qualification des combattants terroristes étrangers, notamment en ce qui concerne la résolution 2178/2014 du Conseil de sécurité et la latitude qu’elle laisse aux États pour mettre en œuvre les éléments opérationnels, les principaux acteurs politiques ont convenu de poursuivre les crimes qui ont été commis par les membres de l’EI. Plusieurs solutions ont été envisagées, mais aucune ne semble entièrement satisfaisante. Les poursuites pénales dans le nord de la Syrie et en Irak pourraient être engagées dans le cadre d’un forum loci delicti, à la CPI, devant des tribunaux internationaux ou hybrides, où les suspects pourraient être expulsés vers des pays tiers.1 chacune de ces options présente des avantages et des inconvénients.
En ce qui concerne les poursuites engagées en Irak et dans le nord de la Syrie, il convient de noter que l’Irak a déjà condamné des milliers de combattants à mort, ce qui porte gravement atteinte au caractère équitable des procès et à la participation des victimes. Par exemple, comme cela a été souligné dans plusieurs rapports, environ onze citoyens français ont été transférés en Irak pour être poursuivis en vertu des lois antiterroristes de l’État irakien, sans aucune garantie judiciaire. Par ailleurs, depuis que la France, ainsi que d’autres pays occidentaux, a ratifié le deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques visant à abolir la peine de mort, le choix d’abandonner ses citoyens a des conséquences importantes. En outre, si l’implication de la France dans le transfert des suspects de Daesh de la Syrie vers l’Irak pouvait être démontrée, cela constituerait une grave violation du droit international. Toutefois, il convient de souligner que les États n’ont aucune obligation d’intervenir en cas de violation des droits humains. Néanmoins, l’inertie dans ces cas aurait des conséquences morales et éthiques et constituerait un pas en arrière important dans le renforcement des droits de l’homme.
Le sort des combattants terroristes étrangers
En ce qui concerne la situation en Syrie, le Bureau des affaires étrangères de l’AANES a documenté la présence d’environ 11 000 anciens membres de l’EI, ainsi que 72 000 femmes et enfants sous le contrôle de l’Administration autonome de la Syrie. Malgré les difficultés rencontrées pour faire face à la situation d’après-conflit dans la région, les organisations internationales de défense des droits de l’homme ont reconnu le respect des droits fondamentaux humains. Contextuellement, la Résolution 2379/2017 du Conseil de l’ONU a créé une équipe d’enquête appelée UNITAD chargée de recueillir toutes sortes de preuves des atrocités commises par l’EI à l’encontre de la minorité Yazidi en Irak, des crimes commis à Mossoul et du « massacre de Speicher ». Comme le mandat de l’UNITAD vise à soutenir le gouvernement irakien en fournissant une assistance technique, on pourrait soutenir que les preuves fournies par UNITAD pourraient éventuellement conduire à l’application de la peine capitale. Un autre aspect qui pourrait faire l’objet de critiques est la tentative de mettre en place un mécanisme de justice sélective adapté uniquement aux crimes de l’EI, tout en rejetant les nombreuses atrocités commises par le régime syrien, amplifiant ainsi la stigmatisation de certains types de personnes et entravant le processus de redressement.
On estime qu’environ 14 500 suspects étrangers de l’EI, y compris des combattants, des femmes et des enfants, sont en détention dans le nord-est de la Syrie en attendant d’être rapatriés. De ce fait, la question du rapatriement a été largement débattue par la communauté internationale, qui a enregistré des positions divergentes de la part des pays concernés. Bien que les Forces démocratiques syriennes aient exprimé à plusieurs reprises l’urgence de faire face à la crise dans le camp de Hol, l’appel à l’aide est resté sans réponse.
Des pays comme le Maroc, la Malaisie, le Kosovo et le Soudan se sont prononcés en faveur du rapatriement de tous leurs citoyens, quel que soit leur statut. Des États comme les États-Unis et le Canada ont souligné l’importance du rapatriement des combattants afin de les poursuivre dans leur pays. L’une des options envisagées par les responsables américains est d’envoyer les combattants étrangers à la prison militaire de Guantanamo Bay, largement connue pour ses violations flagrantes des droits humains.
La question de savoir si les hypothèses de rapatriement sont souhaitables doit être examinée au cas par cas, en évaluant la situation concrète, tout en veillant au respect des normes relatives aux droits de l’homme. En effet, la soi-disant « théorie Feindstrafrecht », connue sous le nom de « droit pénal de l’ennemi » et fondée sur la restriction des droits fondamentaux des suspects, devrait être universellement condamnée comme une contradiction inhérente. 2
D’autres pays comme la France, les Pays-Bas, la Suède, la Belgique, l’Australie et la Finlande se sont déclarés disposés à ne rapatrier que les femmes et les enfants, mais dans des circonstances juridiques et factuelles particulières. Dans le même temps, le Royaume-Uni s’oppose fermement au rapatriement de tout affilié de l’EI, menaçant de leur retirer leur citoyenneté, même si des enfants orphelins ont récemment été sauvés de Syrie par le gouvernement britannique. Bien que l’Allemagne soit, en principe, réticente à rapatrier des adultes de Syrie, une récente décision judiciaire a décidé qu’une mère allemande et ses enfants devaient être rapatriés en Allemagne, après leur départ du pays en 2016 pour soutenir l’EI. Ce jugement pourrait constituer un précédent judiciaire important.
Réticence au rapatriement
Les raisons qui expliquent les positions négatives des pays à l’égard du rapatriement sont multiples et surtout liées à des considérations politiques et à des contraintes judiciaires objectives. D’abord et avant tout, certains pays se sont plaints à la fois de l’insuffisance de preuves concernant les suspects et du manque de coopération judiciaire nécessaire de la part de tiers. Compte tenu de la fragmentation du conflit et de la multitude d’acteurs impliqués, cette réticence est clairement fondée. Ensuite, pour des raisons politiques, les rapatriements pourraient être perçus comme une sorte de « conduite sûre » pour les personnes qui ont volontairement décidé de rejoindre Daesh, avec un effet d’influence sur l’opinion publique. De nos jours, les gouvernements ont tendance à adopter des mesures simplistes pour céder à la vox populi, dans le but rhétorique d’offrir une protection sociale et donc d’accroître le consensus.
Solutions judiciaires internationales
Comme indiqué précédemment, il est peu probable que les crimes relevant de l’EI soient portés devant la Cour pénale internationale. La Syrie n’est pas signataire du Statut de Rome et une résolution du Conseil de Sécurité serait donc nécessaire pour porter le conflit syrien devant la Cour. Étant donné que les enquêtes sur la Syrie engloberaient les enquêtes sur les violations systématiques des droits de l’homme commises par le régime d’Assad, la Russie et la Chine useront de leur droit de veto pour empêcher que cela se produise. Même si des personnes originaires d’États membres de la Cour pénale internationale étaient poursuivies pour des crimes qu’elles ont commis en relation avec la guerre en Syrie, la Cour ne pourrait connaître que du génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, généralement commis par des membres de haut rang, et non par de simples soldats et affiliés soupçonnés d’avoir participé à des activités terroristes.
Par conséquent, une solution plus appropriée pourrait être d’établir un tribunal ad hoc dans le nord de la Syrie ou en Irak, sur le modèle du TPIY et du TPIR. Les avantages d’une telle approche seraient une coopération intense avec les tribunaux nationaux, la proximité géographique des crimes et, par conséquent, une plus grande participation des victimes et des témoins à la procédure. Si un tel consensus pouvait être atteint au niveau international par le biais d’une résolution du Conseil de Sécurité ou du Conseil européen (instance de l’Union européenne), cela pourrait constituer un important pas en avant dans la lutte contre ces crimes.
Sans aucun doute, les défis sont nombreux, et il doit y avoir une volonté politique internationale claire d’aborder de manière impartiale et transversale toutes les questions juridiques à l’étude. Cependant, à ce stade, cet objectif semble malheureusement loin d’être atteint.
Références
1Cfr. Rojava Information Center, Bringing Isis to Justice, towards an International Tribunal In North East-Syria, March 2019; Impunity Watch, Isis-only Tribunal: selective, politicised justice will do more harm than good, October 2019; European Council on Foreign Relations, Beyond good and evil: Why Europe should bring ISIS foreign fighters home, October 2019.
2Jakobs G., Burgerstrafrecht und Feindstrafrecht, in Foundations and Limits of Criminal Law and Criminal Procedure, Taipei, 2003.