Sami Moubayed, historien syrien et ancien boursier de Carnegie, auteur de «Under the Black Flag: At the frontier of the New Jihad»
Les Frères musulmans ont tenu, à huis clos, une conférence de deux jours à Istanbul les 14 et 15 septembre 2019 intitulée «Authenticité et continuité», à laquelle ont participé 500 membres, tous soigneusement choisis dans l’ancienne garde de l’organisation. Elle a été accueillie par le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan et a bénéficié de la participation notable de son parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), dont les racines idéologiques remontent aux Frères musulmans.
Cet événement discret est survenu six jours seulement après que le dirigeant égyptien du groupe, Mohammad Badie, a été condamné à la prison à vie au Caire, et trois mois après la mort en prison de l’ancien président égyptien Mohammad Morsi, un allié solide d’Erdogan. En accueillant la conférence dans un contexte de forte tension au Moyen-Orient, le dirigeant turc envoyait un message à ses amis comme à ses ennemis, leur disant que les Frères musulmans étaient toujours vivants, contre vents et marées, encore visible pour le reste du monde, capable de se réinventer constamment – et toujours fermement tenus par Ankara.
Selon le porte-parole de l’organisation, Talaat Fahmi, la conférence a été organisée pour préparer le 100e anniversaire de l’organisation (prévu en 2028) et vise à «réintroduire nos principes dans le monde, ainsi que notre méthodologie dans tous les domaines de la vie, en politique, dawa (appel à l’Islam), dans les relations étrangères et les affaires internationales». Ces dernières années, l’organisation a subi des revers considérables, à commencer par le renversement de son régime au Caire en 2013, qui a culminé avec l’on récente de son allié au Soudan, Omar al-Bashir.
Plus tôt cette année, il a été dit que le président américain Donald Trump réfléchissait à l’idée de désigner les Frères musulmans comme une «organisation terroriste», ce qui serait fatal pour, entre autres, l’opposition syrienne, où la les Frères musulmans bénéficient d’une forte présence. De toutes les factions et de tous les groupes politiques, ils sont les plus puissants, les mieux organisés et les plus exercés au combat, ayant mené trois guerres contre le gouvernement syrien, la première en 1964, la deuxième en 1982 et la troisième en 2011.
Les Frères sont actuellement confrontés à une bataille difficile en Libye, alors que les Émirats arabes unis et les forces soutenues par les Saoudiens du Maréchal Khalifa Haftar marchent sur Tripoli pour renverser le gouvernement de Fayez al-Sarraj, affilié aux Frères musulmans.
Seuls deux pays restent fermement engagés dans le programme de l’organisation, la Turquie et le Qatar. Le premier leur fournit une couverture politique tandis que Doha leur fournit le logement, les indemnités et les heures de grande écoute sur Al-Jazeera TV.
Contre toute attente, Erdogan reste engagé dans ce projet, déclare Hilal Khashan, professeur de sciences politiques à l’Université américaine de Beyrouth (AUB). S’adressant à l’EER, il a expliqué: «Erdogan n’ignore pas ses revers en Syrie, en Égypte et en Libye. Il estime cependant que les soulèvements arabes sont loin d’être terminés, car les conditions préalables qui les ont déclenchés n’ont pas disparu. Erdogan ne s’attend pas à ce qu’une percée des Frères musulmans ait lieu de son vivant, mais il semble penser que le fait qu’ils aient survécu à l’adversité, même si elle était sanglante, témoigne de la résilience du groupe.»
Actes de la conférence
Le premier orateur à prendre la parole à la conférence d’Istanbul a été l’actuel Guide adjoint du groupe, Ibrahim Mounir, qui a déclaré que leur appel à l’Islam est parallèle à l’agenda politique des Frères musulmans, soulignant que les deux sont indissociables. En d’autres termes, ils auraient recours à l’épée pour diffuser leur message si le besoin s’en faisait sentir, en convertissant les gens en cours de route tout en attirant de nouvelles recrues. «Au cours des 91 dernières années, nous ne nous sommes pas reposés comme le font les autres chasseurs, affrontant une tempête après l’autre», a déclaré Mounir.
Imad al-Hout a ensuite pris la parole. Chirurgien et parlementaire d’origine libanaise, Al-Hout a déclaré: «Nous ne cherchons pas le pouvoir, mais nous ne nous déroberons pas à nos responsabilités, si le devoir nous appelle.» Al-Hout a présenté un document de travail à la conférence intitulé «Notre vision et notre message».
Les figures de la confrérie se sont ensuite relayées sur le podium pour s’en prendre au gouvernement égyptien, tout en faisant l’éloge du fondateur du groupe, l’Imam Hassan al-Banna. Parmi les principaux orateurs figuraient Mohammad Hikmat Walid, chef de la branche syrienne hors-la-loi du groupe, leurs anciens superviseurs généraux en Jordanie, Abdulhamid Thnaibat et Humam Said (dont l’intervention était intitulée «Travail de groupe dans la confrérie »), et leur homologue palestinien Mahmud Hussein, qui fait maintenant partie du puissant Bureau exécutif de la fraternité, et a présenté un document intitulé «Les Frères musulmans: Réforme et changement».
Était également présent le tristement célèbre Tarek al-Zummar, un islamiste égyptien notoire qui a été arrêté pour l’assassinat du président Anouar al-Sadat en 1981. Libéré en 2011, Al-Zummar réside désormais au Qatar.
Thnaibiat, un ancien parlementaire, s’est adressé à l’assistance en posant la question suivante: «La voie pacifique des Frères musulmans est-elle toujours la bonne?» Il a omis de mentionner que la Fraternité avait pris les armes en Syrie et en Égypte, et qu’elle était toujours armée à Gaza via les Hamas, et au Yémen via le Parti Islah
Discussions de moindre importance et recommandations.
Au lieu de discuter de stratégie, la conférence s’est penchée sur les microaffaires de l’Oumma ou de la nation islamique, comme la manière de collecter des fonds pour la construction de mosquées et de donner aux musulmans vivant en Occident les moyens d’agir, «afin qu’ils puissent influencer leurs sociétés plutôt que de se laisser influencer par des non-musulmans».
Les participants ont passé beaucoup de temps à s’en prendre à deux livres philosophiques qu’ils considéraient comme menaçants pour leur vision et leur conduite future. L’un était «Al-Islam wa Usul al-Hukum» dont la version anglaise est intitulée «Islam, a religion not a state» (l’Islam, une religion et non un État). Il a été publié par le spécialiste azharite Ali Abdul Raziq en 1925, soutenant que le califat n’était pas obligatoire en Islam. Son auteur est mort depuis 1966. Le deuxième livre, «Mustakbal al-Thakafa Fi Misr» (L’Avenir de la culture en Égypte) rédigé par Taha Hussein, largement considéré comme le «doyen de la littérature arabe». Publié en 1938, il figure depuis longtemps sur la liste de la Fraternité pour avoir appelé à la création d’un État laïque moderne en Égypte, affilié à l’Europe. Zuhair Salem, porte-parole des Frères musulmans de la Syrie, est même allé jusqu’à affirmer que la baisse des ventes et du lectorat des deux livres était l’une des «réalisations» des Frères musulmans.
La conférence s’est terminée par une liste de «recommandations» qui comprenaient la consolidation de l’héritage de l’Imam al-Banna, la résistance aux régimes militaires dans toute la région et, très notablement, la création d’un groupe de réflexion sur les études des minorités musulmanes [1]. Il n’y avait aucune mention de l’endroit où ce groupe serait établi ou par quels fonds, bien que Doha et Ankara soient les seules possibilités de financement et d’hébergement. Les recommandations incluaient également l’autonomisation des femmes et des jeunes, mais seulement de ceux «qui portent la vision de la jama’a (Fraternité)». Il n’y a été lancé aucun appel à une nouvelle direction ni une évaluation des erreurs passées de la Fraternité.
Critique
Nombreux sont ceux qui se sont montrés très critiques à l’égard de l’événement. Un éminent participant, Issam Talimeh, s’est élevé fermement contre la conférence, affirmant qu’elle soulevait une série de questions stratégiques sur la conduite à suivre future, mais qu’elle n’a abouti sur aucun résultat concret. Talimeh est l’ancien secrétaire du cheikh Yusuf al-Qardawi, le chef idéologue égyptien de la confrérie, considéré comme le parrain spirituel du parti. «Toute conférence qui pose des questions sérieuses, puis n’y répond pas, est un échec», a déclaré Talimeh [2].
Mohammad al-Bashlawi, membre du Conseil de la Choura de la Fraternité, a également été bouleversé, affirmant que seuls les anciens étaient présents sur le podium, critiquant l’absence quasi totale d’une jeune génération. «Où sont les jeunes? a-t-il demandé avec colère à Mahmoud Hussein, qui à marmonné: «Nous n’avons pas empêché les jeunes d’assister» [3].
Ce soir-là, l’éminent animateur de télévision égyptien Amro Adib s’est joint au chœur des critiques, par le biais de son émission hebdomadaire sur MBC Misr. Adib s’est adressé à la Confrérie en déclarant: «Vous prétendez être plus fort que jamais à l’approche de votre 100e anniversaire, ce qui implique qu’il y en aura encore 100. Rien de tel n’arrivera parce que vous êtes au point le plus faible de votre histoire depuis l’époque de Hasan al-Banna. Vous êtes attaqués partout. Aujourd’hui même, le Soudan a extradé un membre de la Fraternité vers l’Égypte. Vous dites que vous êtes actif dans 95 pays. Je dirais 5-6, au mieux» [4].
Le journaliste égyptien Hani al-Deeb s’est montré plus véhément, affirmant que leur communiqué final après la conférence était un cliché, «comme s’il avait été écrit il y a 90 ans» [5]. L’écrivain syrien, Rashed Hajj Saleh, l’a confirmé, ajoutant: «On pourrait penser que la conférence a eu lieu à l’époque de Gamal Abdul Nasser, et non pas en 2019» [6].
Hajj Saleh a ajouté: «Ils s’efforcent d’identifier leur ennemi, celui contre qui ils doivent travailler et qui représente le plus grand danger pour la réalisation de leur grand projet islamique.» Au lieu de nommer les régimes militaires arabes, les Frères ont conclu que la « société civile arabe » était leur véritable ennemi, ainsi que les «intellectuels arabes» qui s’efforcent de construire «une nation moderne, inspirée par la démocratie occidentale, l’égalité et la justice sociale» [7].
Hani al-Deeb a posé une dernière question: «A qui vous adressiez-vous? Était-ce l’Occident? Qu’avez-vous offert de nouveau? Et pourquoi vous adressez-vous à l’Occident en arabe, depuis la Turquie?» Il a ajouté que la conférence a été convoquée à la hâte, notant que: «Toute conférence respectable prend six mois de préparation. Il a été demandé aux participants de préparer leurs documents une à deux semaines à l’avance» [8].
La jeune génération de sympathisants de la Fraternité s’attendait à quelque chose de totalement différent, a-t-il ajouté, rien de moins qu’un nouveau commandement supérieur qui était plus à jour au vu des temps et les défis. Cela est devenu désormais leur priorité absolue, étant donné le «degré de désespoir» sous lequel ils croulent après ce qu’ils ont vu et entendu à la conférence d’Istanbul [9].
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne représentent pas nécessairement la position dans European Eye on Radicalization.
RÉFÉRENCES
[1] Al-Bayan al-Khitami li Mu’tamar al-Ikhwan al-Muslimoun (The Final Communique of the Muslim Brotherhood Conference). Ikhwan Online (15 September 2019): https://tinyurl.com/y3y3eg7p
[2] Sharnoubi, Abdul Jalil. Mu’tamar al-Ikhwan: Istirad al-Tamasuk La Yubadid al-Inshikakat (The Brotherhood Conference: A show of solidarity does not dispel cracks) (Conférence des Frères musulmans: Un geste de solidarité ne dissipe pas les craquelures). Al-Arab (16 septembre 2019): https://tinyurl.com/yxr2nxvz
[3] Sharnoubi, Abdul Jalil. Mu’tamar al-Ikhwan: Istirad al-Tamasuk La Yubadid al-Inshikakat (The Brotherhood Conference: A show of solidarity does not dispel cracks) (Conférence des Frères musulmans: Un geste de solidarité ne dissipe pas les craquelures). Al-Arab (16 septembre 2019): https://tinyurl.com/yxr2nxvz
[4] Amro Adib, Al-Hakiya, MBC Misr (15 septembre 2019). https://www.youtube.com/watch?v=riypPHRnDig.
[5] Al-Deeb, Hani. Aan Mu’tamar al-Ikhwan al-Muslimieen Atahadath (I am speaking about the Muslim Brotherhood Conference) (Je parle de la conférence de la Fraternité). Arabi 21 (16 septembre 2019): https://tinyurl.com/y64wrlvc
[6] Hajj Saleh, Rashid. Mufajaat Mu’tamar Al-Ikhwan al-Muslimeen al-Akhir (Surprises of the latest Muslim Brotherhood Conference) (Les surprises de la dernière conférence des Frères musulmans). Brocar Press (4 octobre 2019): https://tinyurl.com/yxbgws4a
[7] Hajj Saleh, Rashid. Mufajaat Mu’tamar Al-Ikhwan al-Muslimeen al-Akhir (Surprises of the latest Muslim Brotherhood Conference) (Les surprises de la dernière conférence des Frères musulmans). Brocar Press (4 octobre 2019): https://tinyurl.com/yxbgws4a
[8] Al-Deeb, Hani. Aan Mu’tamar al-Ikhwan al-Muslimieen Atahadath (I am speaking about the Muslim Brotherhood Conference) (Je parle de la conférence de la Fraternité). Arabi 21 (16 septembre 2019): https://tinyurl.com/y64wrlvc
[9] Al-Deeb, Hani. Aan Mu’tamar al-Ikhwan al-Muslimieen Atahadath (I am speaking about the Muslim Brotherhood Conference) (Je parle de la conférence de la Fraternité). Arabi 21 (16 septembre 2019): https://tinyurl.com/y64wrlvc