Au cours des derniers mois, la complexité de la réalité en Afghanistan est apparue dans toute son entièreté, allant de l’inexistence d’un accord entre les USA et les talibans à une instabilité politique chronique et grandissante. Tels sont les éléments qui complexifient davantage les menaces auxquelles le pays est confronté. Jusqu’en septembre dernier, les USA discutaient directement de quatre points fondamentaux avec les talibans :
- L’assurance que le pays ne servirait pas de refuge à des groupes terroristes
- Le retrait des troupes alliées
- Un cessez-le-feu
- Un dialogue intra-afghan
Lorsqu’un accord de haut niveau semblait proche le 7 septembre 2019, le président des USA, Donald Trump a annoncé que ces négociations, menées par l’émissaire américain Zalmay Khalilzad, avaient été annulées. Trump a déclaré que « dans l’optique de confondre l’opinion publique » les talibans ont admis avoir commis un attentat-suicide à la voiture piégée, tuant un soldat américain et 11 autres personnes à Kabul, la capitale du pays. « J’ai immédiatement annulé la rencontre et interrompu les pourparlers de paix » a-t-il indiqué. Trump faisait référence à la mort d’un soldat américain le 5 septembre, dans une attaque des talibans à Kabul.
Nous ne savons pas si et quand les négociations reprendront. Les représentants du gouvernement afghan n’ont pas directement participé à ces pourparlers, ce qui rend le gouvernement du président Ashraf Ghani plus faible et davantage instable. L’intention de Trump de retirer ou de diminuer de manière considérable la présence de l’OTAN et de l’armée américaine en Afghanistan complique la situation. Un retrait à grande échelle de ces troupes pourrait entrainer la chute des institutions déjà faibles ainsi qu’une mainmise quasi certaine des talibans sur le pays. Le niveau de violence dans le pays demeure élevé, et les élections présidentielles ont été reportées de mars à septembre du fait de nombreuses difficultés d’ordres logistique et politique qui ont complexifié leur organisation. Il est également important de mentionner que cette organisation dépend de l’aide venant des donateurs internationaux.
Actuellement, le gouvernement en place est le produit d’un accord de médiation négocié par les USA. Depuis que Ghani et Abdullah Abdullah, politicien afghan de haut rang, ont revendiqué la victoire aux élections présidentielles de 2014, le premier a été nommé Premier ministre tandis que le second est resté président. Toutefois, le manque de clarté du contenu de l’accord, pour ce qui est de la définition des rôles et responsabilités du président et du Premier ministre, est dû en grande partie aux tensions politiques internes, à tel point que les compétences attribuées au Premier ministre découlent en grande partie d’interprétations très divergentes de l’accord qui a conduit à la création du Gouvernement d’unité nationale. Cependant, Ghani est largement perçu comme le principal bénéficiaire d’un cadre constitutionnel centralisé qui confère des pouvoirs considérables à la présidence.
L’opposition gouvernementale
Le gouvernement a constamment été contesté par l’opposition dirigée par l’ancien président Hamid Karzai, qui n’a eu de cesse de critiquer la politique de Ghani sur des questions de sécurité et de politique étrangère, de gouvernance interne et sa relation avec Abdullah. Ghani a également été confronté à une opposition interne très puissante, dirigée par le vice-président Abdul Rashid Dostum et le gouverneur Atta Mohammad Noor. Noor est l’un des membres les plus influents du parti Jamiat-e-Islami, qui représente la minorité tadjike du pays. L’effet de ces contrastes probablement favorisé par l’opposition ethnique interne était le lancement en juillet 2018 par des leaders nationaux importants, dont Dostum et Noor, d’une alliance électorale en Afghanistan, la grande coalition nationale.
Les divisions ethniques
La polarisation croissante de la situation politique en Afghanistan, ainsi que la faiblesse du Gouvernement d’unité nationale, ont introduit dans la société afghane une tendance à la fragmentation politique selon des critères ethniques. Ces fractures qui ont toujours existé dans le complexe scénario à la fois ethnique, social et politique afghan, semblent davantage s’être radicalisées depuis 2014, probablement parce qu’elles étaient non seulement manipulées par des opposants nationaux, mais aussi par des éléments étrangers (Russes et Iraniens), qui visent à saper les efforts américains et stabiliser l’Afghanistan sur le plan politique.
L’instabilité politique provoque une augmentation de la violence
L’instabilité politique et les conflits entre le gouvernement et l’opposition, lors des élections d’octobre 2018, ont entraîné des retards, des irrégularités et de graves violences pendant la campagne électorale et lors des consultations. Dix candidats ont été assassinés pendant la campagne, des dizaines de civils ont été tués et des centaines de blessés ont été enregistrés au cours des affrontements. Les pourparlers de paix entre les talibans et les USA ont précisément échoué dans la phase finale des élections présidentielles délicates, reportées à deux reprises et dont les principaux candidats sont Ghani et Abdullah. Les résultats des élections devraient être annoncés par la Commission électorale dans les semaines à venir. Lors des élections, plus de 70 000 membres des forces de sécurité ont été déployés dans tout le pays pour protéger les électeurs. Malgré une sécurité massive, au moins quatre personnes ont été tuées et 80 blessées dans des attentats à la bombe dans des bureaux de vote.
Les pressions militaires ont effectivement ralenti l’expansion territoriale des talibans et nombreux d’entre eux ont été tués l’année dernière. Toutefois, le groupe a réussi à maintenir une forte présence dans les districts qui composent l’Afghanistan, ainsi qu’une importante capacité à mener des attaques meurtrières à travers le pays.
Le bureau de l’Inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (SIGAR) a publié récemment un rapport qui montre que le nombre de civils morts, en l’espace de trois mois, est le plus élevé depuis 2009, citant la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA) comme source. Le rapport indique qu’il y a eu 4 313 victimes au cours de cette période de trois mois, soit 1 174 morts et 3 139 blessés, avec une augmentation de 42 % du nombre de victimes civiles par rapport à la même période l’an dernier. Le SIGAR a également rapporté que l’Afghanistan a connu 4 554 décès de civils, soit une augmentation de 39 % du nombre de victimes civiles entre le 1er juin et le 30 septembre 2019, par rapport à la même période l’an dernier, renversant ainsi la baisse enregistrée en début d’année. Selon le rapport, l’augmentation des victimes civiles était due au nombre élevé d’attaques terroristes qui incluaient l’usage d’Engins explosifs improvisés (EEI).
Le SIGAR souligne également que les talibans ont multiplié les attaques contre l’ANDSF et la coalition ce trimestre. Dans l’ensemble, de janvier à septembre, les talibans ont fait 3 823 victimes civiles, soit 46 % du total des victimes à cette époque. Au cours des mois de juillet, août et septembre, la MANUA a enregistré une augmentation considérable de 72 % du nombre de victimes civiles causées par les EEI par rapport à la même période en 2018. En outre, au cours des neuf premiers mois de 2019, la MANUA a recensé 8 239 victimes civiles (2 563 morts et 5 676 blessés) ; du 1er janvier au 30 septembre, les éléments antigouvernementaux ont fait 5 117 morts civils (1 207 morts et 3 910 blessés), soit 62 % des victimes civiles sur la période. Le rapport de la MANUA démontre l’impact important de la violence liée aux élections sur les civils, menée par les talibans avec une stratégie de violence et d’intimidation afin d’interrompre les élections présidentielles en Afghanistan.
En outre, les données de la MANUA indiquent que les attaques contre le processus électoral ont fait 458 victimes civiles (85 tués et 373 blessés), dont 277 victimes civiles (28 tués et 249 blessés) le 28 septembre, jour du scrutin, et plus du tiers de ces victimes civiles étaient des enfants. Non seulement le rapport fait état des dommages causés aux civils par les talibans lors de l’interruption des élections, qui ont fait plus de 80 % des victimes civiles liées aux élections, mais il met également en évidence un schéma très précis d’enlèvements, de menaces et d’actes d’intimidation et de harcèlement perpétrés par les talibans contre des civils avant et pendant les élections. Toutefois, le gouvernement afghan a généralement réussi à garder le contrôle de Kaboul, des principaux centres de population, de la plupart des principales routes de transit, des capitales provinciales et de la plupart des centres de districts.
Cela dit, les talibans continuent de mettre à l’épreuve la capacité des forces de sécurité afghanes à réagir et à prévenir les attaques en perpétrant des attaques très médiatisées (HPA), en particulier dans la région de la capitale, pour attirer l’attention des médias, créer la perception d’une insécurité générale et déstabiliser le gouvernement afghan.
Qui sont les talibans ?
Les talibans sont un groupe islamiste engagé dans l’application rigoureuse de la charia Deobandi à travers le pays. Le groupe s’est fixé deux principaux objectifs : le retrait des forces étrangères du pays et la restauration de l’Émirat islamique d’Afghanistan. Les talibans continuent d’utiliser le nom de l’Émirat pour asseoir leur opinion selon laquelle leur vieux régime est le gouvernement légitime d’Afghanistan, contrairement au gouvernement actuel qu’ils considèrent comme un régime imposé et « piloté » par des étrangers.
« Permettre aux talibans de se désigner eux-mêmes comme étant l’Émirat islamique, même entre parenthèses, leur permet de construire le récit selon lequel ils ont forcé les États-Unis à négocier une sortie de l’Afghanistan tout comme les moudjahidin avaient forcé les Soviétiques à sortir. Depuis que les talibans ont été évincés du pouvoir en Afghanistan suite à l’invasion des USA en 2001, le contrôle du groupe du pays à beaucoup évolué. En référence à un rapport publié par le SIGAR, au 31 janvier, 229 districts étaient sous contrôle du gouvernement afghan qui représentent près de 56,3 % du total des districts afghans.
Efforts militaires contre les talibans
Les forces de sécurité afghanes tentent de reprendre le contrôle de certaines parties du territoire qui étaient auparavant sous l’emprise des talibans. Récemment, les forces afghanes ont repris le district de Wardooj dans la province du Badakhshan, et 50 militants étrangers ont été tués au cours des opérations. En outre, au cours des six derniers mois, 12 districts des provinces de Ghazni, Badakhshan, Kunduz, Takhar et Faryab ont entièrement été débarrassés des talibans, selon le ministère de l’Intérieur. Le district de Khwaja Omari, dans la province centrale de Ghazni, a également été arraché au contrôle des talibans. Ces derniers temps, les résultats sont devenus plus positifs, mais les difficultés rencontrées par l’armée et les forces de sécurité sont complexes. Les combats en vue de la reprise du contrôle des territoires par les talibans sont continus et difficiles, notamment à cause de l’utilisation d’EEI par le groupe dans les zones fortement peuplées.
Groupes alliés
Alors que l’insurrection en Afghanistan est certainement dirigée par les talibans, d’autres groupes alliés se battent également pour le rétablissement de l’Émirat islamique d’Afghanistan. L’un de ces groupes est le réseau de combattants dirigé par Jalalaluddin Haqqani, chef moudjahidin chevronné, communément appelé le réseau Haqqani. Ce groupe opère principalement dans le sud-est de l’Afghanistan, dans les provinces de Paktika, Paktia et Khowst. Le Réseau Haqqani fonctionne essentiellement comme un groupe autonome dans l’est de l’Afghanistan, bien qu’il partage des liens idéologiques étroits avec les talibans. Les objectifs du réseau Haqqani sont le départ de toutes les forces étrangères d’Afghanistan et la restauration de l’Émirat islamique taliban. Ces derniers objectifs, ont présenté dans un entretien avec le dirigeant Sirajuddin Haqqani en 2010, la nécessité d’un retrait complet des forces de la coalition internationale avant que des négociations avec le gouvernement n’aient lieu. Sirajuddin a maintenu cette position difficile en tant que vice-chef taliban, obstruant du même coup les éléments plus modérés de la direction du groupe. Les opérations antiterroristes ont sérieusement limité la capacité opérationnelle du réseau Haqqani et sa capacité à se régénérer en permanence au Nord-Waziristan, au Pakistan. De plus, la mort de Jalaluddin Haqqani, fondateur du groupe en septembre 2018, a réduit la menace du groupe.
Cependant, la plus grande menace après les talibans est celle de l’État islamique du Khorasan (IS-K). Suite à l’annonce par l’État islamique de la création de Wilayat Khorasan, qui couvre le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran et l’Asie centrale fin janvier 2015, le groupe a lancé une série d’attaques contre les talibans avec pour objectif d’attirer les anciens commandants et moudjahidin talibans, mécontents des dirigeants talibans, et désireux de faire partie d’un groupe dont les ambitions dépassent largement le cadre de l’Afghanistan.
Depuis sa création, Daesh a fait l’objet de vives critiques concernant sa brutalité et son interprétation extrêmes des écritures islamiques. En septembre 2014, 126 dirigeants et universitaires musulmans du monde entier ont publié une lettre ouverte adressée à Abu Bakr Al Baghdadi, chef de Daesh, dans laquelle ils expliquaient pourquoi Daesh n’incarne pas l’Islam authentique. Plusieurs organisations djihadistes à l’instar d’Al-Qaïda et des talibans afghans ont reproché aux dirigeants de Daesh de déformer la véritable signification du jihad et de nuire à la lutte contre l’ennemi croisé. En guise de conséquence directe, le chef taliban Mullah Mohammed Omar a émis une fatwa contre la déclaration d’allégeance à l’État islamique, la qualifiant de « haram » (interdit) et déclarant qu’Al Baghdadi était un « faux calife ».
Malgré la fatwa, l’IS-K a fait preuve d’une impressionnante capacité à résister aux opérations antiterroristes et à contester le contrôle du territoire afghan par les talibans, notamment dans les régions où il est plus fort, comme dans la province de Nangarhar, dans l’est du pays. L’IS-K a accru son recrutement dans ce domaine et a pu commettre plusieurs attentats-suicides en 2018, sur des centres urbains, notamment à Kabul. Sa première attaque contre un centre d’enregistrement des électeurs le 22 avril a fait au moins 57 morts, dont huit enfants. Un peu plus d’une semaine plus tard, le 30 avril, 29 personnes, dont au moins neuf journalistes, ont été tuées dans deux attentats suicides consécutifs. Le premier kamikaze a fait exploser sa bombe près des bâtiments de la Direction de la sécurité nationale (DNS) et le second, apparemment déguisé en journaliste, s’est fait exploser une vingtaine de minutes plus tard, près du ministère du Développement urbain où des journalistes s’étaient réunis pour couvrir les premiers attentats.
L’IS-K a continué de mener d’importantes attaques faisant de nombreuses victimes dans ses zones d’opérations en juin, juillet et août. Le 3 août, 39 personnes sont mortes dans un attentat-suicide perpétré contre une mosquée chiite dans la ville de Gardez, dans la province de Paktika. Le groupe s’est concentré sur Kaboul et les principales capitales provinciales lors des élections législatives d’octobre 2018. Les prochaines attaques devraient suivre le même schéma. Actuellement, l’IS-K se trouve dans les régions orientales de l’Afghanistan, mais le groupe est susceptible de s’étendre, en coordination avec les cellules présentes au Cachemire, une région fertile pour le fondamentalisme islamique. En effet, la stratégie IS-K est non seulement locale, car elle vise à dégrader la confiance en la démocratie, à exploiter le sectarisme et à semer l’instabilité, mais aussi mondiale, car elle développe son recrutement et ses activités en Afghanistan afin d’organiser des attaques contre les pays occidentaux.
Conclusion
En conclusion, il est certainement difficile de prédire ce qui pourrait se passer dans le pays si les équilibres, fussent-ils politiques ou liés à la sécurité intérieure, devaient changer. Ghani a déclaré, dans une interview avec CBS, que les forces armées afghanes ne dureraient pas plus de six mois sans le soutien des États-Unis, et que le gouvernement s’effondrerait avec des conséquences importantes pour les pays voisins, comme le Pakistan. Le difficile équilibre du pays repose sur le soutien aux forces de sécurité afghanes, le soutien financier de l’OTAN et des États-Unis et l’appui direct apporté par les opérations de coalition aux opérations antiterroristes.