Dr. Elisa Orofino, chargé de cours en police et contre-terrorisme, Université Anglia Ruskin (ARU), Policing Institute for the Eastern Region (PIER)
Pendant longtemps, l’extrémisme a été monopolisé par les groupes islamistes, mais ce point de vue est en train de changer rapidement avec l’arrivée des groupes d’extrême droite et d’écoradicalisme. Différents groupes — avec des idéologies diverses — apparaissent et constituent une menace sérieuse pour le système en place.
Alors que les extrémistes violents ont longtemps fait l’objet de débats et d’études de la part des chercheurs, les extrémistes non violents ont souvent été négligés. La plupart du temps relégués aux notes de bas de page de la littérature universitaire, les extrémistes non violents constituent une cohorte qui s’engage activement dans la contestation idéologique de l’État. En Occident, ils opèrent librement en raison de leur rejet de la violence. Néanmoins, leur rôle de ‘courroie de transmission du terrorisme’ [1] a suscité de nombreux appels à leur interdiction dans les pays occidentaux.
La théorie de la courroie de transmission
L’hypothèse suggère que la rhétorique de haine extrémiste non violente contre l’État pourrait inciter certains individus à commettre des actes de violence. C’est le cas du Hizb ut-Tahrir (HT) (Parti de la libération), une organisation politique internationale et panislamique qui prône la création d’un califat (un État islamique). HT appelle ses membres à se séparer des Occidentaux, car ce sont des kuffar (infidèles) qui mènent une vie immorale contraire à la vision radicale du groupe sur les principes de l’islam. Bien que le groupe rejette la violence, il s’oppose ouvertement à la démocratie en tant que concept haram (illicite) dans l’islam. Cette conviction découle de la croyance du HT selon laquelle l’autorité politique devrait appartenir uniquement à Dieu — et non aux hommes. Pour cette raison, il est interdit aux membres de participer à des actes politiques tels que voter ou se présenter aux élections. Cette aversion envers les politiques occidentales en matière de politique, d’économie et de société découle de la conviction du HT que tout système qui n’est pas basé sur la shari’a (loi islamique) est illégitime. [5][6]
La rigidité de l’idéologie du HT, associée à son importante audience internationale, a conduit de nombreux experts à penser que le HT pourrait agir comme une ‘courroie de transmission du terrorisme’. [1] C’est en fait ce qui s’est passé dans le cas d’Omar Bakri — membre éminent du HT à la fin des années 1990 — qui a décidé de créer son propre groupe terroriste, Al-Muhajiroun (les exilés). Bakri était un adepte du HT, mais a décidé plus tard que son rejet de la violence n’était pas efficace pour parvenir à une transformation complète de la société et à la restauration du califat.
Un autre exemple illustrant la théorie de la courroie de transmission est celui de Brenton Tarrant, un jeune Australien qui a tué 51 fidèles musulmans dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en 2019. Avant de commettre le massacre, Tarrant a fait un don de 2 200 euros au groupe d’extrême droite français non violent Génération Identitaire. Bien qu’il ne soit pas officiellement affilié à ce groupe, Tarrant avait pleinement épousé son idéologie et décidé de mettre en œuvre sa propre méthodologie pour lutter contre les menaces mises en évidence par GI, comme le «Grand Remplacement». Le Grand Remplacement est une théorie de conspiration nationaliste blanche d’extrême droite qui croit que la population blanche autochtone sera bientôt remplacée par des personnes non européennes — en particulier les populations musulmanes d’Afrique et du Moyen-Orient — par le biais de migrations massives, de la croissance démographique et d’une baisse du taux de natalité européen. Comme le HT, GI est un exemple approprié de groupe extrême non violent qui est encore légal dans de nombreux pays du monde. Une fois encore, bien qu’il s’agisse d’un groupe non violent, GI peut toujours inciter les gens à adopter des méthodes violentes.
Ces deux exemples de groupes non violents qui servent de courroie de transmission au terrorisme mettent en évidence la limite complexe entre la violence et la non-violence dans le vaste univers de l’extrémisme. Ces groupes utilisent le cadre général des droits de l’homme (tels que la liberté d’expression et d’association) pour justifier leurs activités et diffuser leur idéologie antigouvernementale, en particulier en Occident. Ils se trouvent également dans une position très particulière dans la mesure où, s’ils ne sont pas violents, ils peuvent néanmoins être dangereux — mais pas trop dangereux pour être carrément interdits.
L’importance des cadres
Pour comprendre la dynamique des groupes extrêmes non violents, il est utile de les considérer comme des mouvements sociaux. Les mouvements sociaux sont des réseaux d’interactions entre une pluralité d’individus, de groupes et/ou d’organisations, engagés dans un conflit politique ou culturel, sur la base d’une identité partagée. [7] Comme tous les groupes extrémistes non violents, les mouvements sociaux sont en conflit idéologique permanent avec le gouvernement ou des groupes spécifiques de la société tels que les juifs, les musulmans, etc. Ils tentent de recruter davantage de ressources — tant humaines que matérielles — en diffusant des cadres spécifiques. Les cadres sont des schémas d’interprétation qui permettent aux individus de ‘localiser, percevoir, identifier et étiqueter les événements dans leur espace de vie et dans le monde en général’. [8] Ces groupes s’assurent que les cadres spécifiques sont approuvés par les membres et deviennent la principale force de régulation dans leur vie.
Une fois adoptés par les membres, les cadres ont une forte incidence sur leur vision du monde, leurs priorités et l’idée qu’ils se font du bien et du mal. Les cadres sont essentiels pour la direction du mouvement, car ils sont utiles à des objectifs vitaux, tels que le recrutement de nouveaux membres, la mobilisation des adhérents et le renforcement de leur loyauté. Les cadres sont également utilisés pour identifier les problèmes, les personnes ou les choses à blâmer et pour proposer une solution viable.
Étant donné que le conflit avec les autorités est une caractéristique essentielle des mouvements sociaux, les cadres sont ce qui différencie clairement les mouvements sociaux du système officiellement en place — se définissant par essence comme des modèles alternatifs aux autorités nationales et internationales. De plus, les cadres façonnent les catégories sociales — telles que la religion, le sexe et l’ethnicité — en fixant les limites entre le groupe et l’extérieur et en définissant les frontières imaginaires à l’intérieur desquelles l’individu vit sa vie. Une fois qu’ils sont approuvés par l’individu, des cadres et des catégories sociales précis dictent de manière rigide son comportement, ses préférences et sa solidarité.
Le processus de cadrage, les cadres d’action collective et les catégories sociales connexes définissent les éléments fondamentaux de la prétendue identité sociale de l’individu au sein du mouvement. [11] L’identité sociale découle du fait que la personne sait qu’elle appartient à un certain groupe auquel elle attache une valeur et une signification émotionnelles. [12] [10]
Forger une identité sociale
Par un processus continu de cadrage, les mouvements sociaux définissent les éléments fondamentaux de l’identité sociale comme le socle qui détermine l’existence du mouvement, son extension et son fonctionnement. Chaque mouvement construit son identité sociale sur deux séries de valeurs: finales et instrumentales. Comme leur nom le suggère, les valeurs finales indiquent les objectifs ultimes qu’un groupe veut atteindre, tandis que les valeurs instrumentales traitent des modes de comportement que les membres doivent adopter pour atteindre les objectifs souhaités. [13]
Dans le cas du HT, l’objectif final est de mettre en œuvre l’islam de manière holistique comme un din (mode de vie) par l’établissement d’un califat. Pour ce faire, des valeurs instrumentales entrent en jeu, et consistent à encourager les membres du groupe à adopter certains comportements essentiels à l’objectif final. Ces comportements adoptés par les membres de HT consistent entre autres à se séparer du kuffar, ne pas participer à la vie politique et imposer ses idées à d’autres personnes afin de recruter davantage de membres. [10] [14]
L’importance de l’interaction
Étant donné l’absence de doctrine écrite, les membres supérieurs interagissent continuellement avec les nouveaux membres afin de leur transmettre les normes, les croyances, les hypothèses et la façon de penser du groupe. [15]
Les nouveaux membres sont fortement influencés par les anciens et intériorisent rapidement les valeurs constitutives qui font partie de leur vision du monde et affectent leur interprétation de la réalité.
Un exemple de cette interaction — dans le cas du HT — a lieu au sein des halaqaat (cercles d’étude) auxquels les membres doivent assister une fois par semaine. Les groupes d’étude sont généralement adaptés à des niveaux spécifiques de membres — seniors, juniors ou étudiants. Le mushrif (instructeur) est chargé d’endoctriner les membres sur les concepts fondamentaux définis par la direction centrale. [14]
Ces interactions conduisent à des liens forts entre l’individu et le groupe. Contrairement aux sectes où les membres ont un lien fort avec le chef, le lien dans ces groupes ne se rapporte pas à une seule personne, mais à l’âme de l’organisation elle-même. Les membres sont plus susceptibles de quitter un groupe s’ils sont plus liés au chef qu’au groupe. En effet, s’ils s’investissent dans une seule personne, il y a plus de chances que cette personne les déçoive, quitte le groupe ou meure. En revanche, si une personne s’investit dans les principes du groupe, elle a développé une forte identité sociale qui n’est pas liée à une personne, mais au groupe lui-même.
Conclusion
Comme nous l’avons vu plus haut, à travers un processus continu de cadrage, les membres finissent par intérioriser la vision du monde du groupe, les comportements associés et se considèrent comme une ‘extension de l’ensemble collectif ‘. Leur vie est fortement liée à leur appartenance au groupe. Quitter le groupe pour des membres qui ont une forte identité sociale signifie tuer une partie d’eux-mêmes, l’enterrer et tout recommencer. Les groupes comme le HT donnent aux gens un but dans la vie et des lignes directrices sur la façon de vivre une ‘bonne vie qui plaise à Dieu’. Renoncer au groupe est trop lourd pour certains individus qui ont passé de nombreuses années à cultiver leur identité sociale. C’est pourquoi la plupart des membres de ces groupes restent fidèles toute leur vie.
Références
[1] Baran, Z. “Fighting the War of Ideas.” Foreign Affairs, vol. 84, no. 6, 2005, pp. 68-78.
[2] An-Nabhani, T. The Islamic State. Londres: Al-Khilafah Publications, 1998.
[3] Hizb ut-Tahrir. The American Campaign to Suppress Islam. Londres: Al-Khilafah Publications, 1996
[4] Hizb ut-Tahrir. The Inevitability of the Clash of Civilisations. Londres: Al-Khilafah Publications, 2002.
[5] An-Nabhani, T. The System of Islam. Londres: Al-Khilafah Publications, 2002.
[6] An-Nabhani, T. Concepts of Hizb ut-Tahrir. Londres: Al-Khilafah Publications, 2007.
[7] Diani, M. “The Concept of Social Movement.” The Sociological Review, vol. 40 no. 1, 1992, pp. 1–25.
[8] Benford, R. D., & Snow, D. A. “Framing Processes and Social Movements: An Overview and Assessment.” Annual Review of Sociology, vol. 26, 2000, pp.611–639.
[9] Perry, D. L. The Global Muslim Brotherhood in Britain: Non-violent Islamist Extremism and the Battle of Ideas. Londres: Routledge, 2018.
[10] Orofino, E. “Framing, New Social Identity and Long term Loyalty. Hizb ut-Tahrir’s impact on its members.” Social Movement Studies, 2020.
[11] Melucci, A. “The New Social Movements: A Theoretical Approach.” Social Science Information, vol. 19, no. 2, 1980, pp. 199–226.
[12] Tajfel, H. “Experiments in a Vacuum.” The Context of Social Psychology: A Critical Assessment, vol. 7, 1972, pp. 69–119.
[13] Kenney, M., Horgan, J., Horne, C., Vining, P., Carley, K. M., Bigrigg, M. W., & Braddock, K. (2013). “Organizational Adaptation in an Activist Network: Social Networks, Leadership, and Change in al-Muhajiroun.” Applied Ergonomics, vol. 44, no. 5, 2013, pp. 739–747.
[14] Orofino, E. Hizb ut-Tahrir and the Caliphate. Londres: Routledge, 2020.
[15] Jones, G. R. Organizational Theory, Design and Change (5th ed.). Upper Saddle River, New Jersey: Pearson Prentice Hall, 2007.
[16] Al-Raffie, D. “Social Identity Theory for investigating Islamic Extremism in the Diaspora.” Journal of Strategic Security, vol. 6, no. 4, 2013, pp. 67–91.